L'importance du corps dans Fin de Partie de Beckett

L’importance du corps dans fin de partie de beckett

Le principe du théâtre reposant sur l’incarnation de personnages fictifs par des personnes réelles (les acteurs) qui prêtent à ces personnages leurs corps, leur âge, leurs mimiques, leurs vêtements, etc, il est normal que le corps y joue un rôle important. Ce qui est plus original chez Beckett, c’est que les personnages parlent en permanence d’un corps dont les infirmités sont rendues visibles et théâtralisées jusqu’à la transgression complète de la règle des bienséances, et surtout que ce corps, pourtant souffrant, soit l’objet de plaisanteries à peu près permanentes.

I/ théâtralisation du processus tragique de la mort au travail

A/ Dégradation des fonctions naturelles qui donnent au corps son autonomie

1/ Un processus naturel qu’évoquent tranquillement les personnages

1. A Clov selon qui il n’y a plus de nature, Hamm répond : “Mais nous respirons, nous changeons ! Nous perdons nos cheveux, nos dents ! Notre fraîcheur ! Nos idéaux !” (p.23)

1. D’où les questions récurrentes et rituelles : “Comment vont tes yeux ? Tes jambes ?” (p.19) “Tes moignons ?” (p.22)

1. Ces pertes peuvent être dues à des accidents violents, des mutilations comme cet accident de tandem où Nagg et Nell “laiss[èrent] leurs guibolles” (p.29), ou simplement à la dégradation naturelle de l’âge.

2/ Dégradation des sensations, mise en scène par les accessoires et le texte

1. Perte de la vue : Hamm est aveugle, porte des lunettes noires et a peut-être les yeux tout blancs (p.16), Nagg et Nell constatent que “[leur] vue a baissé” (p.28), Clov a mal aux yeux (p.19) et a besoin d’une lunette pour examiner les environs (p.42).

1. Perte de l’audition : même si Nagg et Nell pensent que leur “ouïe n’a pas baissé”, les répétitions qu’ils imposent à l’autre prouvent le contraire (p.28).

1. Perte du toucher : même situés dans des poubelles proches l’une de l’autre, Nagg et Nell ne peuvent plus s’embrasser, se toucher, se gratter : “Embrasse. - On ne peut pas” (p.27).

3/ Perte progressive du mouvement

1. Lorsque Clov est immobile à sa place, une ligne graphique rend compte de l’état d’évolution des infirmités des trois générations présentes sur scène. A droite, encore debout, Clov a beaucoup de mal à se déplacer, ses pieds font le bruit d’un “régiment de dragons” (p.77) mais il marche ; au centre Hamm est définitivement immobilisé sur son fauteuil ; et à gauche Nagg et Nell sont deux culs-de-jattes cloués à vie dans leurs deux poubelles.

1. Une fatalité condamne d’ailleurs chacune de ces générations à subir le sort de ses aînés. Hamm prédit à Clov ce qui lui arrivera dans l’avenir proche : “Un jour tu seras aveugle. Comme moi. Tu seras assis quelque part, petit plein perdu dans le vide, pour toujours, dans le noir. Comme moi” (p.51)

1. Certains objets remplissent alors une fonction compensatoire : le fauteuil à roulettes permet de faire faire sa promenade à Hamm, et la gaffe devrait pouvoir lui assurer une certaine autonomie, ce qui dans la pratique n’est plus le cas.

Ces infirmités atteignent donc les êtres humains dans leur rapport à l’espace : de plus en plus incapables de le percevoir correctement, et encore moins de le maîtriser en décidant librement de leurs allées et venues, ils sont dépendants les uns des autres et condamnés, comme Hamm le prophétise pour Clov, à devenir à plus ou moins long terme “comme un petit gravier au milieu de la steppe”, perdus dans l’infini, cloués dans leur cachot pascalien, dans un corps-prison de plus en plus rétréci.

B/ Régression à un stade infantile et/ou animal

A cause de cette dégénérescence et/ou de cette immobilisation, l’être humain est ramené à des besoins élémentaires et des préoccupations très terre à terre, dans la mesure où il dépend à présent d’autrui pour des fonctions que l’éducation lui avait appris à assumer tout seul : il retombe donc au stade essentiellement digestif du bébé ou de l’animal :

1/ Importance de la nourriture

1. La perte des dents (Nagg a perdu sa dernière dent entre “hier” et aujourd’hui p.28) condamne ces êtres à des nourritures de bébé, comme la bouillie que Nagg réclame avec insistance. Le biscuit très dur qu’on lui donne à la place ne l’arrange guère, il doit le sucer (p.22).

1. Avec l’âge, le goût du sucré s’accentue, comme chez les enfants : Nagg réclame sa dragée (p.73), et aime le rahat loukoum “plus que tout au monde” (p.74).

2/ Importance de l’analité et des fonctions d’excrétion

Beckett accorde une large place à l’évocation (provocatrice et contraire aux bienséances) de toutes les fonctions d’excrétion, du “pipi” que fait Hamm avec un cathéter (p.49) aux excréments qui souillent la litière de Nagg et Nell (p.30).

Ainsi, le spectateur assiste au spectacle d’une rétrogradation, où les parents, redevenus dépendants comme des enfants, sont à présent à la merci de leur progéniture et deviennent ses souffre-douleurs à cause des mesures de rétorsion qu’elle leur fait subir.

II/ une souffrance interminable à éviter dans l’avenir

A/ Souffrance permanente et menace d’un accident qui l’aggrave encore

1/ Hamm et Clov ont le teint très rouge, Hamm saigne et tache son mouchoir, il sent une goutte d’eau dans sa tête (p.31). Quand il rêve, il voit dans sa poitrine “un gros bobo” (p.47).

2/ Il a aussi en permanence besoin d’un calmant, et constate que “le matin on vous stimule, et le soir on vous stupéfie” (p.38).

3/ Tous les personnages ont constamment froid, c’est un leitmotiv, mais il n’y a plus de plaids (p.87). On peut rappeler que le grand froid est la caractéristique du neuvième cercle de l’Enfer de Dante.

B/ La mort pourtant inatteignable

1/ Tous semblent des morts en sursis, Nagg et Nell ont le “teint très blanc” (p.21 et 27), Clov “empeste l’air” (p.16 et 63) comme un cadavre déjà en voie de décomposition.

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