Rhinocéros par Ionesco

        Rendu célèbre principalement par Eugène Ionesco et Samuel Beckett, le théâtre de l’absurde, découlant de l’avant et après-guerre au XXe siècle, rompt avec les concepts traditionnels du théâtre occidental. Par l’élimination de tout déterminisme logique, l’affirmation de l’absurdité du langage et de son inefficacité, et par la catégorisation de personnages stéréotypés et dépersonnalisés, le théâtre de l’absurde montre une existence dénuée de signification et met en scène la folie du monde dans laquelle l'humanité se perd. Avec plus de 25 pièces créées en carrière, Ionesco utilise le théâtre de l’absurde pour y dénoncer la misère humaine, le conformiste, le fascisme, les problématiques sociales, le totalitarisme et enfin, le fanatisme. Bref, pour Ionesco, le théâtre de l'absurde est le théâtre qui pose le problème de la condition humaine. Au sortir de son expérience de la montée du fascisme en Roumanie, Ionesco affirma qu’il se voyait lui-même comme « le dernier homme dans cette île monstrueuse »; pourtant, il se définit également comme « une anomalie, un monstre ».  Ainsi, c’est avec cette double définition du « monstre » que l’auteur écrit la pièce Rhinocéros, une œuvre emblématique du mouvement théâtral de l’époque qui met en scène une épidémie imaginaire, la « rhinocérite », où les gens se transforment en rhinocéros.  L’analyse ci-dessous portera sur le double sens de la définition du « monstre » de la pièce. D’une part, nous étudierons l’analogie du « monstre » par les personnages atteints de l’épidémie de la « rhinocérite » et d’autre part, nous étudierons la symbolique du « monstre » par le biais de Bérenger, le personnage principal de l’œuvre.

         En premier lieu, le « monstre » est vu par les divers personnages fanatiques de la pièce.  Selon le dictionnaire, une personne « fanatique » est un individu qui est animé d’un zèle exalté, d’une ardeur immodérée pour une religion, une idéologie (2). Le personnage de Jean est un très bon exemple d’individu fanatique. Celui-ci est caractérisé par un conformiste exagéré. À l’acte premier, Jean est présenté comme étant un personnage bien habillé ayant une force de caractère. Il symbolise la maitrise, l’organisation et a une très forte morale de ce qu’est le « devoir ».  Il est a un point sur de lui qu’il se croit supérieur à Bérenger qui, contrairement à Jean, ce permet de se questionner sur son existence. On remarque cette idée de supériorité par le manque d’empathie de Jean face à l’état de Bérenger, mais aussi par la répétition du mot « force »  dans ses discours ; «  J’ai de la force pour plusieurs raisons. D’abord j’ai de la force parce que j’ai de la force, ensuite j’ai de la force parce que j’ai de la force morale. J’ai aussi de la force parce que je ne suis pas alcoolisé. (...) » (p. 31) On remarque ici que Jean a une opinion absolue et indiscutable de l’image qu’il porte à soi. Cependant, à l’acte deux, Jean rejette avec la même intransigeance les valeurs qu’il défendait à l’acte un. Celui-ci cri, se déshabille, rejette l’amitié qu’il avait pour Bérenger et prétend que « l’humanisme est périmé ». Aussi, celui-ci défend qu’il n’y ait rien de plus naturel qu’un rhinocéros et que la morale de l’homme soit « antinaturelle » ; « La nature a ses lois. La morale est antinaturelle. » (p.104).  Notons cette argumentation de la part de Jean, par les propos de retour à la nature, va jusqu’à rejoindre les propos nazis de l’époque lors de la création du mythe de la race aryenne comme étant le retour à « l’intégrité primordiale ».   Jean devient alors rhinocéros ; « Démolissons tout cela, on s’en portera mieux/je te piétinerai, je te piétinerai ». (p. 105/108) La transformation de Jean incarne le fanatisme du conformisme.

Toute fois, Ionesco ne s’arrête pas seulement à Jean pour démontrer cet état d’esprit extrémiste. En effet, remarquons que l’auteur regroupe les différents personnages de la pièce de façon intelligente afin d’y exposer les divers groupes de fanatiques de la société, soit les influençables, les marginaux, les doctrinaires et les bornés: En premier lieu, les personnages désignés par un nom de famille et don le nom évoque un animal tel que Monsieur et Madame Bœuf  ainsi que M. Papillon, sont des personnages qui sont « rhinocéros » dans leur tête et qui le deviendrons ensuite physiquement.  Madame Bœuf fait partie des influençables. Elle se transforme que pour suivre son mari. M. Boeuf et M. Papillon sont des hommes dogmatiques, tout comme Jean. Ils croient tous deux en l’importance du « devoir » et du travail. M. Papillon ne change pas d’opinion sur le travail à effectuer peu importe les évènements extraordinaires : « Il faudra rattraper les heures de travail perdues » (p. 85) leur transformation démontre la « monstruosité » de cet état d’esprit. Les personnages désignés par un nom de famille et dont le nom se termine par un suffixe péjoratif, soit Dudard et Botard, sont tous deux des personnages qui se ressemblent beaucoup. Tous les deux font mine de mauvaise foi, minimisent les évènements et croient pouvoir expliquer les évènements qui les entourent.  Ces personnages sont bornés. Dudard, plus particulièrement, représente les intellectuels qui, par leur propos, déforment la réalité et mélangent les gens. Tous deux se transforment en rhinocéros suite à la volonté de suivre un mouvement. Ensuite, les personnages désignés par leur fonction publique sont des personnages marginaux. Ils représentent la contribution qu’apporte chaque individu à la société et semblent être des personnages très influençables. À l’acte un, ces personnages embarquent tous dans le débat de jean et de Bérenger sur le nombre de cornes des rhinocéros. Ils représentent la « monstruosité » par la facilité de manipulation. Finalement, les personnages désignés par un prénom sont les personnages les plus importants de la pièce. Daisy représente l’amour et la féminité. Elle est le seul espoir de Bérenger pour surmonter la réalité. Malheureusement, tout comme les autres, celle-ci décide de quitter Bérenger pour se transformer en rhinocéros par peur de solitude. Finalement, Bérenger, lui, refuse de se conformer aux normes de la société. Il est le seul à défendre ses valeurs jusqu’au bout, ce qui lui permettra de rester humain. La transformation des personnages de la pièce en rhinocéros démontre le pouvoir de massification de la société. Un village entier se voit succomber à la maladie, à être déshumanisés. Ce changement de masse importante dénonce vigoureusement toutes les formes de totalitarisme, incarne le fanatisme et est un aboutissement hyperbolique de l’affirmation de la « monstruosité » chez l’homme, soit son pire défaut : la négation de soi et du monde, ce qui permet toutes formes de totalitarisme.

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