Dissertation sur Marcel Proust.

Dissertation

Dans la préface du livre Sésame et les Lys de John Ruskin que Marcel Proust traduit de l’anglais, l’auteur de A la recherche du temps perdu réfléchit sur les pouvoirs de la lecture, un livre peut faire vivre une illusion du passé, d’un temps à la fois enseveli et là au milieu de nous. Il permet d’accéder à la révélation d’un monde, élaboré par l’auteur et de pénétrer dans des zones jusque-là inconnues pour le lecteur ou refoulées par celui-ci. Dans Le temps retrouvé, Marcel Proust poursuit et concentre cette réflexion : « Chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eut peut-être pas vu en soi-même. ». Ainsi l’ouvrage de l’écrivain serait un moyen pour le lecteur de mieux se connaître soi-même et ne serait que cela ? Cette citation pose aussi la question de l’interaction écrivain/lecteur pendant le temps de la lecture.

Marcel Proust utilise le terme d’ « instrument d’optique » pour définir l’ouvrage de l’écrivain permettant au lecteur de se découvrir lui-même.

Cet instrument pourrait être un miroir, il permet de se voir tel que l’on est ou plutôt de se voir dans un autre lieu, un autre temps, ceux d’une histoire, d’une situation définie par l’auteur. L’instrument permet aussi de voir l’invisible ce qui n’a pas eu lieu, ce qui aura ou n’aura peut-être jamais lieu. Le lecteur peut se demander quel aurait été son propre comportement dans une situation analogue à celle de l’ouvrage. L’enfant à qui on lit Le Petit Chaperon rouge, va s’imaginer dans la situation de l’héroïne en faisant travailler son imagination. Transmis de génération en génération, le conte a pour fonction de raconter une histoire qui dans la vie réelle serait horrible (meurtre, inceste, convoitise) et permet de le transposer dans un monde fabuleux.

L’instrument pourrait notamment agir à la manière d’une loupe rendant net ce que l’on voit trouble. Il fait une mise au point sur une zone, que l’on devine un peu mais qui est mal définie. Plus que se voir, l’instrument permet de se reconnaitre, de reconnaitre ses qualités comme ses défauts, des aspects de soi-même que l’on préfère oublier. Les héros des Fables de Lafontaine font vivre un bestiaire particulièrement riche de « modèles » représentant les travers et les vices humains, dans lesquels chacun peut se reconnaître. Ainsi les lions, les renards, les singes, les rats, les loups, apparaissent tour à tour comme des bourreaux ou des victimes, reconstituant toute une société, celle du XVIIème siècle contemporaine de La Fontaine mais aussi la nôtre. Dans La Cigale et la fourmi, la fourmi vit dans le sérieux en prévision de l'avenir, alors que la cigale vit dans l'instant présent sans se soucier du lendemain : « - Vous chantiez ? j'en suis fort aise./Eh bien ! dansez maintenant. » Chaque lecteur de façon consciente ou inconsciente va se découvrir cigale ou fourmi et se reconnaître des vertus ou des imperfections sur lesquelles il ne se serait peut-être jamais interrogé sans cette lecture.

Enfin cet instrument peut agir comme un  révélateur. La lecture et l’analyse d’un personnage de roman voué à un destin particulier vont permettre au lecteur de comprendre quels mécanismes psychiques, quels faits marquants de son enfance par exemple déterminent ses actes. Ainsi, quand il lit, le lecteur peut mieux se comprendre lui-même et mieux maîtriser certains événements de sa vie ou du moins son comportement face à ces événements. Dans l’autobiographie de son enfance: Les Mots, Sartre démystifie avec un esprit critique et une grande ironie l'attendrissement dont beaucoup entourent cette époque de la vie, et n’hésite pas à affirmer « J'étais un enfant, ce monstre [que les adultes] fabriquent avec leurs regrets. » Cette démystification peut amener le lecteur à se lancer lui-même dans le cheminement de l’analyse de sa propre histoire.

        L’ouvrage de l’écrivain ne serait donc que cet instrument d’optique et ne servirait au lecteur qu’à se découvrir soi-même?

Il peut être aussi le moyen de découvrir autre chose que soi-même. Lire serait une façon au contraire de s’oublier pour explorer un monde imaginaire ou inconnu. Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques mêle expériences autobiographiques, réflexions sur le voyage et comparaison entre Amérique tropicale et Inde, le cœur de l’ouvrage est consacré aux missions ethnographiques dans le Mato Grosso et en Amazonie auprès des Caduveo, des Bororo, des Nambikwara et des Tupi-Kawahib. L’ethnologue invite ainsi le lecteur à découvrir un monde inconnu et à étendre son ouverture d’esprit. Lévi-Strauss incite notre espèce à se libérer de « l’orgueil intellectuel »  à se « déprendre » et à « saisir l’essence de ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au-delà de la société ». On a pour le monde des autres de la curiosité et de la sympathie, parfois de la répulsion et cela tourne en haine. On peut être attiré par le monde des autres parce qu'on n'aime plus le sien et que l'on veut le fuir. On peut avoir une envie  généreuse de connaître les autres sans mesurer à quoi on s'expose, soi. Connaître le monde des autres, c'est s'intéresser à ce que les autres  mangent et à ce qu'ils n'ont pas le droit de consommer; à leurs façons de danser,  leurs façons de s'habiller, de former leurs jeunes gens; aux traditions de naissances, aux procréations, aux foeticides de filles, à la démographie de continents entiers. C'est explorer les corps jusque dans leurs esprits, qu'ils soient rationnels ou en feu dans la transe. Connaître le monde des autres, c'est se connaître soi après un long détour. Pas de meilleur outil pour se protéger de l’ethnocentrisme ou de la peur de l’autre.

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