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Construire les savoirs entre texte et terrain : Lê Quy Dôn lettré vietnamien du XVIIIe s.

Étude de cas : Construire les savoirs entre texte et terrain : Lê Quy Dôn lettré vietnamien du XVIIIe s.. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  3 Mars 2018  •  Étude de cas  •  9 311 Mots (38 Pages)  •  644 Vues

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Péninsule n° 69 2014 (2)        79

Emmanuel POISSON (Université Paris Diderot – UMR SPHERE 7219)

CONSTRUIRE LES SAVOIRS ENTRE

TEXTE ET TERRAIN : Lê Quý Ðôn, lettré

vietnamien du XVIIIe s.1

En outre, obéissant aux ordres, j’ai accompli des missions officielles, parcourant les quatre directions. Au Nord, je me suis rendu en Chine ; à l’Ouest, j’ai pacifié le Laos ; au Sud, j’ai gouverné le Thu¾n Hóa et le Quang Nam. Partout où mes pas m’ont porté, je me suis appliqué à enquêter et à interroger, et lorsque je voyais ou entendais rapporter des faits, je les notais, en faisais une brève critique et mettais mes notes en réserve dans ma bourse à écrits (he nang). Après avoir ainsi accumulé pendant longtemps ces notes, je les ai sorties et en ai composé un ouvrage […].2

À première vue, Lê Quý Ðôn pourrait apparaître comme un simple disciple de l’« école des vérifications et des preuves » (kaozheng xue), courant qui émerge à la charnière des Ming (1368-1644) et des Qing (1644-1911) et qui dominera tout le XVIIIe siècle. Les lettrés chinois mettent alors l’accent sur une recherche approfondie, une analyse rigoureuse et la collecte de preuves objectives tirées d’objets anciens ou de textes historiques. La connaissance s’appuie donc sur des facteurs objectifs, empiriques et non sur des

[pic 3]

1 Cet article procède d’une réflexion menée dans le cadre du projet « Itinéraires individuels et circulation des savoirs scientifiques et techniques en Chine moderne (XVIe-XXe siècles) » (2009-2012) dirigé par Catherine Jami (ICCM ; voir http://www.sphere.univ-paris- diderot.fr/spip.php?article611) qui a reçu le soutien de l’Agence Nationale de la Recherche.

2 LÊ, Quý Ðôn, Kien văn tieu lcc, ms. HM.2174 (Paris, Société Asiatique), préface (Tn).


interprétations subjectives3. Dai Zhen (1724-1777), l’une des figures les plus marquantes du mouvement, va jusqu’à prendre pour devise « Ne jamais se laisser abuser ni par les autres, ni par soi-même » et ne « rechercher le vrai que dans les faits réels »4. Si l’impact du kaozheng xue sur la réflexion du mandarin vietnamien ne saurait être minoré, il apparaît que Lê Quý Ðôn entretient un rapport complexe avec la réflexion menée en Chine aux XVIIe- XVIIIe siècles. Son itinéraire intellectuel et géographique est en effet marqué par une tension entre deux pôles : Pékin et le terrain vietnamien.

Dans la métropole chinoise, alors qu’il est en ambassade, l’étendue de sa culture lettrée lui vaut la reconnaissance de ses pairs coréens et chinois, elle affermit sa légitimité de mandarin. Mais dans son rapport au Vi¾t Nam, cette culture classique est mise à l’épreuve lorsque Lê Quý Ðôn engage la réalisation d’un ample programme de construction des savoirs (historiques zoologiques, botaniques, agronomiques, techniques, etc.) en adéquation avec la réalité locale. Son terrain vietnamien est formé des provinces où il a été en poste, Quang Nam et Thu¾n Hóa dans le Centre, Sơn Tây, Hưng Hóa dans l’Ouest et le Nord-Ouest. La singularité de sa démarche réside dans une aptitude – peu fréquente dans le Vi¾t Nam du XVIIIe siècle – à transcender le milieu lettré pour varier ses sources d’information. Cette marge de manœuvre que se donne Lê Quý Ðôn sera au cœur de notre propos.

  1. UNE CARRIÈRE SOUS LE SCEAU DE LA MOBILITÉ

Alors que s’efface la dynastie impériale des Lê et que le pays est en proie depuis 1620 à une guerre entre les gouvernements rivaux des seigneurs Tr%nh au Nord et Nguyen au Sud, Lê Quý Ðôn, qui a pour appellation Doãn H¾u et nom de pinceau Que Ðưòng, naît en 1726 dans le gouvernorat du Sơn Nam inférieur au village de Diên Hà (aujourd’hui hameau de Phú Hieu, village de Юc L¾p, sous-préfecture de Hưng Hà, province de Thái Bình, dans le Nord du Vi¾t Nam). Il est le fils aîné de Lê Trqng Thú, ancien ministre de la justice (hình b® thưong thư) qui a été reçu docteur en 1724. Très tôt il fait montre de capacités exceptionnelles : les sources rapportent qu’à cinq ans il étudie le Livre des Odes, à huit ans, il compose ses premières rhapsodies (phú), à onze ans, il est capable de lire les histoires dynastiques des Song et des Yuan, qu’à

[pic 4]

3 ELMAN, Benjamin A., From Philosophy to Philology: Intellectual and Social Aspects of Change in Late Imperial China. Cambridge, Mass.: Council on East Asian Studies, Harvard University, 1984, 364 p. ; QUIRIN, Michael, « Scholarship, Value, Method, and Hermeneutics in Kaozheng: Some Reflections on Cui Shu (1740-1816) and the Confucian Classics », History and Theory, 35.4, 1996, pp. 34-53.

4 Citée par CHENG, Anne, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Puf, 1997, p. 562.


quatorze ans il s’initie aux Quatre classiques et aux Cinq canons. À quinze ans, il est reçu premier au concours triennal de la province de Sơn Nam et à vingt-six ans (1752), il est major au concours supérieur de la capitale et second docteur (bang nhãn) au concours métropolitain à Thăng Long (aujourd’hui Hà N®i). Deux ans plus tard, il est nommé chancelier de l’académie (hàn lâm vi¾n thùa chi) cumulant les fonctions de compilateur à l’institut d’histoire de l’État (quoc su vi¾n toan tu). Comme chancelier, il est responsable de la préparation des documents officiels et de l’interprétation des livres anciens ou des documents récents. En mai 1756, il est envoyé en compagnie de deux autres mandarins en mission d’enquête sur l’administration de treize des préfectures de l’Est, l’Ouest et du Sud. En tant que premier ambassadeur adjoint (giáp phó sú), il participe à l’ambassade qui part en Chine peu après le décès de l’empereur Lê Ý Tôn (1759) pour annoncer le deuil et porter le tribut (1761-1762). À côté de sa Relation complète d’une ambassade en Chine (Bac sú thông lcc), il achève alors de composer deux ouvrages qui préfigurent ses Notes des choses vues et entendues : ce sont Recherches dans la multitude des livres (Quan thư khao bi¾n) et Modèle des saints et des sages (Thánh mô hien pham lcc) réalisés alors qu’il est encore jeune. Il fait forte impression sur les lettrés chinois et  les diplomates coréens (Hong Kyehŭi et Yi Hwijung) en leur offrant ces premiers écrits5. Zhu Peilian, commissaire provincial de l’enseignement (tidu xue zheng) du Guangxi, et Qin Chaoyu, chef de département au ministère des rites (libu Lang zhong) dans leurs préfaces au Quan thư khao bi¾n, font l’éloge de sa culture historiographique et de sa méthode6. Il a des échanges fructueux avec Hong Kyehŭi, premier ambassadeur coréen. À son retour, il est nommé traducteur et réviseur à la bibliothèque impériale (bí thư các). Affecté en 1764 comme gouverneur civil (doc dong) de la province de Kinh Bac, il est muté un an plus tard comme mandarin auxiliaire (tham chính) du service administratif (thùa ty) de la province de Hai Dương. Mécontent d’être éloigné de la capitale, il obtient alors de se retirer pour raison de famille. En 1767,  il  est  promu  calligraphe  de  l’académie  (hàn  lâm  vi¾n  th%  thư)  et réintégré comme secrétaire (thiêm sai) au département des affaires militaires (binh phiên) puis nommé la même année vice-recteur (tư nghi¾p) du collège des fils de l’État (quoc tu giám). Après avoir mené avec succès comme conseiller pour les affaires militaires (tán lý quân vc) la répression de la révolte de Lê Duy M¾t, il est promu vice-ministre des travaux publics (công b® huu th% lang) puis vice-président de la cour des censeurs (phó dô ngn su).

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