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Millet, Hernani, Ruy Blas, Les complications du pathétique

Fiche : Millet, Hernani, Ruy Blas, Les complications du pathétique. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  13 Décembre 2017  •  Fiche  •  5 230 Mots (21 Pages)  •  638 Vues

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Hernani,  Ruy Blas et les complications du pathétique

Claude Millet, Professeur à l’Université Paris-Diderot

Quand le peuple au théâtre écoute ma pensée,

J’y cours, et là, courbé vers la foule pressée,

        L’étudiant de près,

Sur mon drame touffu dont le branchage plie,

J’entends tomber ses pleurs comme la large pluie

        Aux feuilles des forêts ! [1]

On ne trouve pas, dans les textes critiques de Hugo, de réflexion sur le pathétique, les deux préfaces du Dernier jour d’un condamné mises à part, l’une visant à justifier la substitution du roman  à la première personne au plaidoyer contre la peine à mort par l’efficace pathétique de l’identification au condamné, l’autre à revendiquer un pathétique atroce, qui « fait mal à la tête » de ses lecteurs, les dérange dans leur confortables habitudes de pensée, les contraint à sortir de leur indifférence, et cela en les forçant à se mettre à la place d’un criminel, pour les ouvrir à la clémence. Dans les préfaces à ses drames, la question du pathétique n’est pas abordée. À peine en est-il question dans la note de Hugo sur Ruy Blas,  qui salue ainsi le jeu de Louise Baudoin : « Elle a eu la pureté, la dignité et le pathétique »[2].Cette absence de théorisation du pathétique est remarquable,  premièrement, parce que la réflexion de Hugo sur le théâtre est essentiellement une réflexion sur ses effets émotionnels (le grotesque et le sublime sont d’abord des émotions) et son efficacité pathique (il faut « passionner la foule au théâtre »[3]) ; deuxièmement, parce que le théâtre de Hugo est de fait un théâtre intensément pathétique ; et, troisièmement, parce que les « questions sociales » requiert l’appréhension de la politique à partir de l’expérience subjective de la pitié[4]. À ces trois raisons d’étonnement on peut en ajouter une autre : on sait que depuis Aristote le pathétique est l’effet principal  de la tragédie. De ce point de vue, ne serait-ce que pour le plaisir de la polémique, il est surprenant que Hugo n’ait pas proposé sa propre théorie du pathétique. Mais il y a la pratique…

        Il faut d’abord noter que Hugo use de tous les registres du pathétique : du pathétique touchant (attendrissante est la reine lorsqu’à l’acte III scène 3 elle se plaint à Ruy Blas de ne pas même pouvoir décorer sa chambre à son goût) au pitoyable (Ruy Blas, au début de l’acte V, se raccrochant dans sa déroute au fait que « les meubles sont rangés ; les clefs sont aux armoires » – bon réflexe de valet) et du pitoyable au sublime (« Par pitié, prends ma tête ! » supplie don Ruy Gomez en se jetant aux genoux du roi à l’acte III, scène 7, « Sire ! ayez la pitié de nous tuer ensemble ! » demande, elle aussi à genoux, doña Sol  à celui qui est maintenant, en cet acte IV, scène 4, empereur).

Ces différences de registre se retrouvent dans la pantomime[5]. Celle-ci peut être paroxystique (doña Sol est « échevelée » à la fin de la pièce, Ruy Blas « cache sa tête dans ses mains et pleure à sanglots » à l’acte V scène 1),  et entraîner violemment les corps des suppliants (ceux-ci ne s’agenouillent pas, ils « se jettent » ou « tombent » à genoux (huit fois dans Hernani, cinq dans Ruy Blas). Ces mouvements violemment pathétiques sont fréquemment naturalisés, rendus plus intimes parce que rattachés au monde réel des choses, par l’utilisation d’un fauteuil (ou d’un banc) sur lequel tombe le personnage souffrant (ainsi  de doña Sol à l’acte III, scène 4, de Ruy Blas à l’acte I, scène 3, à l’acte II, scène 3 et à l’acte V scène 1). Ces effondrements sur des sièges (héritage du drame bourgeois), expriment de manière intensément physique une souffrance qui est un épuisement : Ruy Blas « tombe épuisé sur un fauteuil »à l’acte II, scène 3 ; il tombe « épuisé et pâle sur le fauteuil » à l’acte I, scène 3. À travers ces chutes est rendue visible la fragilité pathétique de ceux qui souffrent trop, et leur passivité. Globalement, dans un contexte où, je cite Alain Corbin, « le self-control poussé dans ses limites extrêmes se fait critère de bonne éducation »[6], tous ces mouvements pathétiques participent pleinement à l’esthétique mélodramatique qui domine comme par réversion ou par échappement le théâtre d’alors, et cela sans réserve, sans pudeur. Vilar avait raison d’inviter ses comédiens à « jouer, si ce mot a un sens, romantique. / Pas de pudeur. / Oui, pas de pudeur. »[7] 

Hugo n’est pas « bégueule », pour employer un mot de la Préface de Cromwell, pas plus en matière d’émotions qu’en matière de langage. Mais il sait que l’expression continûment paroxystique de la souffrance finit par être contre-productive, il creuse toute émotion par le contraste de son « contraire », et use parfois de ce type de pathétique tout aussi efficace qu’est le pathétique retenu : c’est « brisé et d’une voix éteinte » que Ruy Blas répond à Salluste, à la fin de l’acte III : « Il suffit. – Je ferai, monsieur, ce qu’il vous plaît. » Hugo sait aussi que l’effusion de la souffrance peut nuire à la concentration dramatique, relâcher la tension du spectateur. Dans ses pièces, l’action ne se fige jamais dans un tableau pathétique. À la différence de ce qui passe dans les drames bourgeois, le pathétique et le dramatique ne s’y disjoignent pas. Et comme l’a montré E. Blewer, la version scénique du dénouement d’Hernani raccourcit la supplication pathétique de doña Sol tombée à genoux devant le duc – au grand dam vraisemblablement de Mademoiselle Mars, qui trouvait déjà son rôle trop court et manquant de ces moments où elle aurait plus éloquemment brillé.[8] 

Hugo sait surtout que, comme le dit A.W. Schlegel, « Le désordre des passions ne connaît que l’éloquence involontaire […]. Quand le héros d’une tragédie déplore son malheur en antithèses, ou en traits d’esprits [sic] ingénieux, nous pouvons économiser notre pitié. La recherche ou l’enflure des pensées est comme une cuirasse qui empêche les traits de la douleur de pénétrer dans le fond de notre âme »[9]. Pour être pathétique, le personnage souffrant doit faire ce dont les Français sont incapables : s’oublier, cesser de poser pour la galerie et de se soucier de l’opinion. Hugo a très vraisemblablement lu ce passage du Cours de littérature dramatique contre la « rhétorique en habit de cour » de la tragédie française. Plus vraisemblablement encore, il a appris des grands comédiens du Boulevard, et plus particulièrement de Marie Dorval, l’efficacité de ces effondrements du discours, équivalents des effondrements des corps dans des fauteuils. La chose est dans l’air, mais Hugo en fait quelque chose de très particulier, qu’on retrouvera aussi dans ses poésies et ses romans, et qui n’est pas le style haché qu’a emprunté le mélodrame au drame bourgeois[10], mais une sorte de dépouillement naïf qui met à plat l’expression de la souffrance, en l’enfonçant dans quelque chose comme la misère du langage, la misère de la prose, misère qui rattache les souffrants à ceux que Michelet appelait les « simples » (les gens du peuple, les enfants, les idiots).

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