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Medee De Seneque

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Par   •  21 Janvier 2014  •  4 570 Mots (19 Pages)  •  1 039 Vues

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« Les visages de Médée sur la scène française classique »

Le choix du thème de Médée, figure emblématique de la passion, se justifie par l’abondance des illustrations qu’elle sucita sur la scène française de l’époque classique. L’épisode de la légende le plus communément retenu est emprunté à Euripide et à Sénèque : c’est celui de la vengeance de Médée, après que le couple en fuite eut trouvé refuge à Corinthe, à la cour du roi Créon, et que Jason eut renié Médée . Cet épisode particulièrement sanglant associe, depuis Euripide, régicide et infanticide, effets de la vengeance de la magicienne. Il marque le basculement d’une figure que le Grand Siècle a voulu humaine vers le crime le plus irrecevable (le régicide) et le plus inhumain (l’infanticide).

À la suite de la première tragédie de Corneille, qui marque l’avènement de la lecture classique de la légende, fleurirent tragédies (notamment celle de Longepierre) et tragédies en musique, au premier rang desquelles la Médée que Thomas Corneille écrivit sur le tard et qui fut mise en musique par Marc Antoine Charpentier (créée à l’Académie Royale de Musique en 1693), mais aussi Médée et Jason (créée sur cette même scène royale en 1713), dont la musique fut composée par Joseph-François Salomon. Médée, thème tragique, fut donc aussi, bien avant Cherubini, un thème lyrique en France, comme il l’avait été en Italie dès les années 1640 . L’ensemble de ces œuvres constitue un corpus cohérent, chaque auteur prenant position par rapport à ses prédécesseurs : la tragédie en musique de Thomas Corneille (1693) fut profondément marquée par la référence admirative à la première tragédie du frère aîné (1634) ; Longepierre, publiant une Médée en 1694, avait vu l’opéra de Charpentier sur les vers de Thomas ; et les auteurs de cantates se réfèrent indirectement à la tragédie en musique de Charpentier. Pellegrin enfin, dont la tragédie mise en musique par Joseph-François Salomon connut un vif succès pendant toute la première moitié du XVIIIe siècle, s’appuie sur la Médée de Pierre Corneille pour critiquer durement celle de Longepierre. Aucun de ces auteurs ne mentionne la très sénéquienne Médée de La Péruse , première tragédie française à avoir connu les honneurs de l’édition ; Pierre Corneille — dont la Médée doit beaucoup à Sénèque et, selon ses dires, rien à Euripide — est considéré par ses successeurs comme le premier auteur français à avoir traité ce thème. Enfin, l’appropriation, par les genres de concert, des sujets de l’opéra, explique le florissement de cantates sur le même sujet, en particulier celle que Nicolas Bernier intégra à son quatrième livre , vraisemblablement édité en 1703, et celle que Nicolas Clérambault composa sur les vers de Marie de Louvencourt, éditée en 1710.

L’histoire de Médée imposait une dualité : dans l’épisode corinthien, Médée apparaît amoureuse et magicienne, femme bafouée et infanticide. Chez Sénèque, la dualité du personnage se résolvait dans la bascule d’une figure humaine vers la figure du monstre, Médée perdant, volontairement, toute humanité, pour s’extraire définitivement de sa condition et accéder à une forme d’héroïsme monstrueux, qui suscite l’horreur et force l’admiration.

Dans la tradition classique, il n’est plus question de résoudre la dualité par la peinture de l’inhumanité monstrueuse. La Médée sénéquienne alimente au XVIIe siècle une lecture morale : le théâtre mimétique imposait en effet une humanisation de la figure de Médée, lisible dès La Péruse, qui repose sur la nécessité d’offrir au spectateur un miroir de la condition humaine. Au XVIIe siècle, la répudiation infamante de l’épouse de Jason et les humiliations successives qu’elle subit sont ramenées à la question des passions. L’action volontaire qui, chez Sénèque, conduit Médée au crime, se transforme en une passion dont l’héroïne serait victime ; le choix se mue en fatalité et Médée, « toute méchante qu’elle est » selon les termes de Corneille, devient miroir des passions humaines. Suivant l’usage dramatique qu’on en veut faire, on distingue deux usages des passions à la scène : le premier consiste à les dominer ; le second, à montrer leur nocivité, alors qu’elles sont en principe dominées dans la vie . Ce théâtre des passions va en effet de pair avec la moralité du théâtre classique. Dès lors que Médée est traitée comme une figure humaine, victime de la fureur qui la pousse à la vengeance, son entière culpabilité ne tombe plus sous le sens. À ce titre, Médée est moralement supérieure à la Cléopâtre infanticide de Rodogune, qu’anime une froide ambition dont elle reste maîtresse jusque dans le choix de sa victime.

Or la tragédie classique, morale, cathartique, suppose la désignation d’un coupable. Chez Sénèque, la fin de la tragédie met en scène Jason reniant les dieux ; à partir de Corneille, la fin de la tragédie est consacrée à la punition (possible ou impossible) du coupable — autrement dit, à l’enseignement qu’on peut tirer des passions ; même si le procès de Médée demeure impossible, puisque la magicienne s’envole sur un char tiré par des dragons, échappant ainsi à toute justice humaine. La question centrale devient donc celle de la culpabilité, sur laquelle se fonde la moralité de la tragédie. Le XVIIe, après Corneille, humanise Médée, sans la déculpabiliser ; d’abord en mettant en valeur les causes humaines de son geste, ensuite en insistant sur la culpabilité des autres personnages : Jason, coupable direct, Créon et Créüse, coupables indirects. Les variations d’une œuvre à l’autre ne reposent pas sur l’issue du procès intenté à la meurtrière : l’enjeu repose moins sur la nécessité de régler la question de la culpabilité que de la construire ; ce qui suppose un parcours tragique. Si Médée est humaine, comment peut-elle en arriver au régicide et à l’infanticide ? Corneille, puis son cadet Thomas, puis Longepierre, tentent d’épuiser la question de la culpabilité par la situation morale du personnage, s’appuyant sur la thèse de la légitimité de la fureur et de la vengeance. Médée se trouve partiellement légitimée (sans être innocentée) par les outrages et les humiliations qu’elle a subis et devient justiciable aux regards des humains, sinon des Dieux, dans un drame qu’on a pu taxer de « bourgeois », drame qui rend vraisemblable le meurtre commis par une femme, mère, bafouée, humiliée, répudiée, isolée, jetée hors de la cité répudiée, souffrante, jalouse d’une autre plus jeune et plus belle. Cela ne l’excuse pas, mais la conforte dans son statut humain.

Dès lors

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