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Les ambiguités de la critique littéraire

Étude de cas : Les ambiguités de la critique littéraire. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  30 Août 2016  •  Étude de cas  •  5 178 Mots (21 Pages)  •  621 Vues

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La toute-puissance de l’ironie dans la critique de Michon,

ou les pièges de la canonisation du contemporain

1984, Vies minuscules. Trente ans après l’entrée discrète mais remarquée de Pierre Michon en littérature, celui-ci semble avoir conquis une place que tous les critiques s’accordent à dire unique et privilégiée dans le champ littéraire contemporain. Cette position si enviable et méritée semble intimement liée à la place prise par l’ironie dans la critique de (sur) Michon. Le commentaire à son sujet semble aujourd’hui ne plus pouvoir se dégager des mécanismes discursifs créés par les critiques et transformés en lieux communs (au sens rhétorique) au fur et à mesure de sa construction comme « classique contemporain ». Certes, les écrits critiques produits autour de l’œuvre de tout écrivain, même en des contextes et lieux différents, peut toujours se transformer en un genre de discours homogène, présentant certaines caractéristiques de style, des emprunts et des références réciproques, la reprise de thématiques et de problématiques unifiées. Ce phénomène est commun et nécessaire à toute reconnaissance, inséparable de la propension d’un texte à se prêter au genre herméneutique, lequel engendre lui-même à partir de la fusion du commentaire et du commenté une nouvelle source de commentable.

Une date-événement, un livre-miracle, une biographie atypique, un style exemplairement littéraire, une reconnaissance institutionnelle quasiment immédiate par les plus grands : le discours autour de Michon semble exceptionnellement unifié, et en perpétuel auto-renchérissement. De sorte que le critique qui écrit sur Michon et sur son œuvre doit admettre a priori la nature exceptionnelle de l’écrivain, et donner des gages de cette reconnaissance, afin d’asseoir sa légitimité à démontrer les raisons de ce jugement. Le vocabulaire bourdieusien est ici aussi utile que celui de Maingueneau. A posteriori, la « place à prendre » de Michon a bien été prise, et habilement balancée entre les différents points du champ. Mais l’irréversibilité renvoie aussi à la fragilité du figé, avec tous les désenchantements que comporte la consécration. Ce problème bien perçu par la critique s’intègre au discours sur Michon et reconfigure de nouveaux codes critiques axés sur la conscience ironique de ce figement.

Concentrons-nous donc ce dernier aspect de la critique de Michon, qui tiendrait dans une formule assez claire et ferme : réflexivité, autoréférentialité, ironisation, depuis les distances prises avec les illusions de la postmodernité jusqu’à la hantise lucide de l’imposture littéraire. La critique a tôt noté dans les œuvres de Michon une lame de fond finement métalittéraire, qui opère à travers une analyse profonde des facteurs sociologiques et sociocritiques de la création (deuxième moitié des Vies minuscules, Vie de Joseph Roulin, Rimbaud le fils, Maîtres et serviteurs… jusqu’aux essais littéraires Trois Auteurs, Corps du roi). Mais la construction de ce paradigme auctorial révèle des effets ambigus : décrivant la démarche (métalittéraire) de Michon et prenant en compte la somme de commentaires déjà émis à ce sujet, le critique se trouve inévitablement pris dans le même engrenage que son objet d’étude. De sorte que la conclusion « typique » des écrits Michon, à savoir la confiance dans la Littérature malgré sa vanité avouée, se retrouve dans la conclusion « typique » des critiques, à savoir la confiance en la valeur de Michon comme classique. Les réseaux sémantiques du dubito paraissent annulés sur la plan pragmatique, alors même qu’ils semblaient fonder l’intérêt premier de la démarche michonienne. Le mimétisme critique révèle parfaitement l’efficacité de la poétique de Michon, qui fait entrer dans le jeu et induit une critique reproduisant sa logique - critique et mise en abyme de la critique. Ce que nous nommons ironie (en développant une des ramifications théorisées par Philippe Hamon) recouvre cet effort répété, recherché, célébré mais en somme toujours vain et aboli, pour se dégager des strates de ruse accumulées par l’auteur, puis par les critiques, contre les fondements dérisoirement immanents de la littérature.

Il nous semble donc que l’originalité, et la difficulté la plus importante de la critique qui s’écrit sur Michon, apparaît dans sa façon d’exemplifier une forme vertigineuse de spirale énonciative : les textes sont prévisibles, déjà typiques, alors même qu’ils annoncent l’originalité du projet michonien, acculés à entrer dans ce jeu de miroirs en série et à le nourrir à l’infini. Si déjà tout analyste du discours, comme énonciateur résolument tourné vers l’opération métalinguistique, se trouve pris dans les mailles de son filet, analyser le discours critique sur Michon rend la cohérence absolue encore plus difficile à tenir. En dernier recours, on peut choisir de prendre parti pour l’intelligence des champs déployée par Michon, s’attacher à sa voix, y trouver un mode esthétique irréductible à toute critique. Mais nous voudrions plutôt, en donnant quelques arguments en ce sens, souligner l’impossibilité, si l’on désire aller jusqu’au bout de la logique discursive mise en place par Michon, d’user du va-et-vient vivifiant entre distance et empathie - le point de vue surplombant étant d’avance happé par son pôle opposé.

PREMIÈRE RECONNAISSANCE, PREMIER TYPE D’IRONIE

La reconnaissance très rapide de Michon est d’abord palpable dans la façon dont la critique retient dès l’origine les traits donnant droit d’entrée dans le royaume des Lettres, comme l’auteur semble l’avoir demandé. En effet ce discours critique sur Michon dégage en creux les « options grammaticalement conformes » au champ autonome (Bourdieu), sésame pour la classicisation de l’écrivain. La légitimation par l’autonomie littéraire est déjà en marche lorsqu’au tournant des années 1990, les premières plumes intéressées par l’œuvre nouvelle se penchent sur le poids de la réflexivité, de la distanciation et du paradoxe présents dans les pages de Michon. Les pages de Jean-Pierre Richard dans ses Études sur huit écrivains aujourd’hui1 sont une matrice de la lecture qui contribuera à « faire » l’auteur des Vies minuscules. L’expression « autobiographie oblique et éclatée » s’imposera d’ailleurs comme un élément de discours réutilisable, intégré dans la vulgate critique sur Michon, en perdant peu à peu ses guillemets et la référence à son inventeur. Pour Richard en effet, la valeur de Michon tient notamment au fait qu’il représente par la fiction les questions mêmes du producteur de fiction en train de se représenter. La légitimité de la négativité littéraire, dont l’histoire bien connue la constitue comme phénomène structurant, permet d’immuniser le risque et de transformer tout échec en réussite. La « suite d’échecs et de ratages », qui caractérise la plupart des personnages des premiers récits, ne peut finalement que se trouver « magnifiée3 » par l’écriture. « C’est même probablement l’une des valeurs du minuscule que cette impossibilité d’atteindre sinon au majuscule, du moins à la médiocrité4. » La raison d’être des figures ironiques est donc la vertu cathartique de la lucidité au second degré qui est celle de l’auteur Michon : « L’écrivain du tout petit assume l’hiatus premier qui fonde ses héros, et qui lui permet, au deuxième degré, d’en devenir le biographe5. » Concernant la critique littéraire elle-même, il s’agit de voir que l’écriture que nous lisons assumée par Michon échappe en fait aux dangers mis en abyme sur le plan fictionnel. Ainsi est toujours finalement dépassée la tentation de se complaire dans le « texte avant-gardien6 », « l’éloquence pseudo-claudélienne » ou « la parole blanche », tout comme la tentation plus subtile et déjà ironisée de « la rhétorique du renversement7 » - parce qu’il faut que l’écrivain ne tombe pas non plus dans ce dernier piège. Il s’agit d’affirmer qu’en définitive, ni l’écrivain ni les lecteurs ne sont dupes, sauf en un moment (dépassé aussitôt né) du parcours, parce que le mouvement propre du jeu demande ce moment. L’œuvre qu’a sous les yeux le critique, au plus profond de son sérieux, ne présente pas les défauts ou les impasses des écritures décrites, objectivées et exorcisées. L’appel du Sermon des Béatitudes en dernière instance montre bien comment le texte critique doit trouver son aboutissement dans la synthèse bienheureuse des contradictions : « Heureux donc les minuscules », voilà la littérature rendue à son autotélisme, dans le « royaume des Lettres8 » où se retrouvent ressuscités les minuscules, qu’ils soient personnages, auteurs ou lecteurs.

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