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La Gloire De Mon père

Mémoire : La Gloire De Mon père. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  7 Février 2015  •  10 048 Mots (41 Pages)  •  1 308 Vues

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Avant-propos

Voici que pour la première fois - si je ne compte pas quelques modestes essais -

j'écris en prose. Il me semble en effet qu'il y a trois genres littéraires bien différents : la

poésie, qui est chantée, le théâtre, qui est parlé, et la prose, qui est écrite.

Ce qui m'effraie, ce n'est point tant le choix des mots ou des tournures, ni les

subtilités grammaticales - qui sont, finalement, à la portée de tout le monde : mais

c'est la position du romancier, et celle, plus dangereuse encore, du mémorialiste.

Il est bien difficile de parler de soi : tout le mal qu'un auteur dira de lui-même, nous le

croyons de fort bon cœur; tout le bien nous ne l'admettons que preuves en main, et

nous regrettons qu'il n'ait pas laissé ce soin à d'autres. Dans ces Souvenirs, je ne dirai

de moi ni mal ni bien; ce n'est pas de moi que je parle, mais de l'enfant que je ne suis

plus. C'est un petit personnage que j'ai connu et qui s'est fondu dans l'air du temps, à

la manière des moineaux qui disparaissent sans laisser de squelette. D'ailleurs, il n'est

pas le sujet de ce livre, mais le témoin de très petits événements.

Cependant, c'est moi qui vais rédiger son récit. Il est bien imprudent, vers la

soixantaine, de changer de métier. La langue du théâtre sonne au sortir de la bouche

d'un acteur, elle doit paraître improvisée, la réplique doit être comprise du premier

coup, car une fois passée, elle est perdue. D'autre part, elle ne peut pas être un

modèle de style littéraire : ce n'est pas la langue d'un écrivain, c'est celle du

personnage. Le style d'un auteur dramatique est dans le choix des personnages, dans

les sentiments qu'il leur prête, dans la démarche de l'action. Quant à sa position

personnelle, elle doit rester modeste. Qu'il se taise ! Dès qu'il veut faire entendre sa

propre voix, le mouvement dramatique tombe : qu'il ne sorte pas de la coulisse : nous

n'avons que faire de ses opinions, s'il veut les formuler lui-même : ses acteurs nous

parlent pour lui, et ils nous imposeront ses émotions et ses idées, en nous faisant

croire que ce sont les nôtres.

La position de l'écrivain est sans doute plus difficile. Ce n'est plus Raimu qui parle :

c'est moi. Par ma seule façon d'écrire, je vais me dévoiler tout entier, et si je ne suis

pas sincère - c'est-à-dire sans aucune pudeur - j'aurai perdu mon temps à gâcher du

papier.

Il va donc falloir sortir des coulisses, et m'asseoir en face du lecteur qui me regardera

fixement pendant deux ou trois heures : voilà une idée bien inquiétante, et qui m'a

longtemps paralysé.

Cependant, j'ai examiné l'autre face de la question.

Le spectateur de théâtre porte un col et une cravate, et ce costume anonyme

que les Anglais nous ont imposé. Il n'est pas chez lui : il a payé fort cher pour venir

chez moi. Enfin, il n'est pas seul, et il observe ses voisins, qui l'observent. C'est

pourquoi il ne s'intéresse pas seulement aux rôles joués par mes comédiens, mais au

sien propre, et il joue lui-même le personnage du spectateur intelligent et distingué. Il

manifeste toujours : souvent il rit, ou il applaudit, et l'auteur dans la coulisse en est

agréablement ému. Mais d'autres fois il tousse, il se mouche, il murmure, il siffle, il

sort. L'auteur n'ose plus regarder personne, et il écoute, consterné, les explications

toujours ingénieuses de ses amis : il n'ira pas souper dans une boîte de nuit.

Le lecteur - je veux dire le vrai lecteur - est presque toujours un ami. Il est allé choisir

le livre, il l'a emporté sous son bras, il l'a invité chez lui.Il va le lire en silence, installé dans le coin qu'il aime, entouré de son décor familier.

Il va le lire seul, et ne supportera pas qu'une autre personne vienne lire par-dessus

son épaule. Il est sans doute en robe de chambre ou en pyjama, sa pipe à la main : sa

bonne foi est entière.

Cela ne veut pas dire qu'il aimera ce livre : il va peut-être, à la trentième page,

hausser les épaules, il va peut-être dire avec humeur : « Je me demande pourquoi on

imprime de pareilles sottises ! »

Mais l'auteur ne sera pas là, et il n'en saura jamais rien. Sa famille, et quelques

amis fidèles, auront tendu devant ses yeux un rideau d'éloges qui tempère la chaleur

du «four ». Enfin, le succès d'un ouvrage de théâtre est clairement mesurable par le

chiffre des recettes - que contrôle chaque soir un comptable de l'Assistance publique -

et par le nombre des représentations. Il serait tout à fait vain d'offrir une fête de «

centième » au soir de la trentième; tandis qu'un éditeur

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