Baudelaire, les fleurs du mal, la boue et l'or

Baudelaire dut répondre de sa moralité lors du procès qu'on lui intenta. Le substitut Pinard obtiendra sa condamnation pour « offense à la morale publique, à la morale religieuse, et aux bonnes mœurs ». Pire encore pour notre poète, il fut contraint à supprimer 6 poèmes. Tant mieux pour nous, car de cette édition « mutilée » de 1857, une autre édition amplifia et diversifia le corpus.

Que reproche-t-on au juste à Baudelaire ?avec les mots de Pinard , de « tout peindre, de tout mettre à nu », contrairement donc non seulement à la morale, ce qui préoccupe le substitut au premier chef, mais aussi contrairement aux usages poétiques, ce qui retiendra aussi notre attention.

-« tout peindre, tout mettre à nu », cela veut dire que Baudelaire, comme les réalistes dont il est le contemporain, partage avec eux la volonté d'embrasser la totalité du réel, de ne pas exclure du champ de la poésie tel sujet, tel personnage. Cela veut dire que non seulement la poésie de Baudelaire montre le réel, mais qu'aussi elle le révèle, par l'acuité du regard du poète sur le monde.

Nous nous demanderons alors si Baudelaire ne transfigure pas le monde plus qu'il n'en rend compte, dans une démarche poétique inédite et singulière.

Afin d'explorer cette question, nous montrerons d'abord qu'en effet Les Fleurs du mal sont un recueil aspirant à ne rien cacher, et surtout pas la noirceur de l'âme humaine. . Nous verrons ensuite à quel point cette poétique est singulière . Nous verrons enfin que Baudelaire ne peint pas le monde, mais qu'il crée des mondes et explore sa propre intériorité.

I/ Les Fleurs du Mal, une œuvre aspirant à ne rien cacher.

1/ une véritable peinture du monde

Il ne vous aura pas échappé que Baudelaire s'empare du monde réel, attentif à en explorer les facettes les moins poétiques a priori.

Le cadre urbain

Se décrivant comme un « peintre de la vie moderne », il s'intéresse tout particulièrement à la ville. Dans la section « Tableaux parisiens », intéressez-vous par exemple au poème « Le Cygne », très long poème où Baudelaire décrit les métamorphoses du Paris de Haussmann, et le trouble que cela suscite en lui.

Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel) 

Les toits de Paris sont aussi au cœur du recueil, depuis la mansarde qui constitue le poste d'observation privilégié du poète, comme dans « paysage » où le poète se représente :

Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde ;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,

Les marginaux

Les titres des poèmes de cette section en général témoignent d'ailleurs de cette volonté de peindre tout : les sept vieillards, les petites vieilles, les aveugles, la passante, la mendiante rousse constituent le personnel de la section, auquel fera écho plus tard celui des Petits poèmes en prose. Ailleurs dans le recueil, il est aussi question des chiffonniers, personnages forts de ce Paris en mutation. Ainsi dans « le vin des chiffonniers » :

Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
Où l'humanité grouille en ferments orageux,

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête
Butant, et se cognant aux murs comme un poète,

La boue

La ville, et ses habitants les moins visibles, ou les plus marginaux occupent donc une place de choix dans le recueil. C'est aussi le cas de la boue, omniprésente dans la ville au moment où écrit Baudelaire : elle apparaît dans « les sept vieillards », dans « le vin des chiffonniers », dans le crépuscule du soir » dans sa réalité matérielle, lourde, visqueuse. Elle renvoie aussi aux ordures, aux déchets qui jonchent le pavé parisien (voir note de votre édition à la page 179)

Les objets

Notre poète porte aussi une attention particulière aux objets, importants au point de devenir les titres des poèmes qui les évoquent : pipe, cloche, horloge, flacon, bijoux sont ainsi évoqués et immortalisés dans des poèmes dédiés.

La sexualité

Baudelaire est aussi le poète de la sexualité, et c'est ce qui a considérablement irrité le substitut Pinard : rien de plus simple pour le comprendre que de vous rendre aux pages 226 à 238 de votre édition, où figurent toutes les pièces condamnées, avec des passages jugés obscènes, et qui évoquent la masturbation, les amours saphiques, le sadisme, en de vigoureuses images (je vous laisse juges!)

Il est donc évident que Baudelaire ne désire pas couvrir le réel du voile pudique d'une poésie conformiste....

2/ et une volonté de montrer le mal qui ronge l'homme

Une condition humaine placée sous le signe du Mal

C'est d'ailleurs ainsi que s'ouvre le recueil , dans le poème liminaire « Au lecteur » :

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,

[…]

Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

...