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Les frères Karamazov

Commentaire d'oeuvre : Les frères Karamazov. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  2 Novembre 2018  •  Commentaire d'oeuvre  •  3 894 Mots (16 Pages)  •  587 Vues

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Bismuth Terry

La Russie dans le contexte européen de 1801 à nos jours

Les Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski

   Rarement un romancier se révèle autant dans une œuvre que Dostoïevski dans Les Frères Karamazov. Une fiction dit parfois plus d'un auteur qu'un témoignage explicitement autobiographique. Si Gustave Flaubert confiait « Madame Bovary, c'est moi », les personnages principaux de ce roman fleuve et très touffu que forme Les Frères Karamazov, semblent tous illustrer des aspects de la vie et de la personnalité de Dostoïevski, mais aussi de l'âme russe qui était la sienne et d'une volonté d'affirmation identitaire face à l'occidentalisation du vaste espace européen, perçue comme une menace mortifère.

Né à Moscou en 1821 dans une certaine aisance, Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski connaît pourtant une enfance difficile en raison de très mauvaises relations entre ses parents. La vie familiale est d'emblée ressentie par lui comme conflictuelle. De plus, enfant fragile, il fait une première crise d'épilepsie dès l'âge de sept ans. Fasciné et effrayé par son propre père, un homme habile mais aussi tyrannique et alcoolique, il cultive une sorte de haine envers lui qui se transforme en culpabilité lorsqu'il apprend la mort tragique du père honni, assassiné et émasculé par des moujiks qui se sont révoltés. Cet évènement traumatique est peut-être le plus déterminant pour la conscience psychologique du jeune homme. Sigmund Freud[1] y voit la clé de la personnalité future du romancier et de son œuvre mais aussi de son engagement politique initial contre le Tsar, figure paternelle magnifiée. Arrêté et envoyé au bagne, Dostoïevski change radicalement et se tourne progressivement vers une vision plus métaphysique de l'existence et de la Russie. Très longtemps, sa vie matérielle est difficile, éprouvante, et c'est seulement à partir de la cinquantaine qu'il jouit d'une situation plus stable et d'une vraie reconnaissance de ses contemporains[2]. Au crépuscule de sa vie, il peut faire figure de poète et de guide spirituel. Mais cela ne suffit pas à lui donner l'énergie de surmonter ses maux physiques, et il meurt en 1881, ayant achevé Les Frères Karamazov, son dernier chef d'œuvre.

Par son caractère composite, par la variété des thèmes développés, par l'étendue des digressions, Les Frères Karamazov se prête mal à un résumé et à un compte-rendu. Il faut savoir qu'il a été publié sous forme de feuilleton[3]. Pourtant, il raconte bel et bien une histoire, celle de l'assassinat d'un père tyrannique et immoral, Fiodor Pavlovitch Karamazov[4], par l'un de ses quatre fils, qui illustrent chacun un visage de la société russe d'alors : l'impétueux Dimitri[5], balloté entre le vice et la vertu et porté aux attitudes extrêmes ; Ivan[6], intellectuel rationaliste incarnant la pénétration en Russie d'une mentalité sceptique occidentale ; Aliocha[7], garçon pur et mystique qui n'est pas sans rappeler le prince Mychkine de l'Idiot[8] ; Smerdiakov[9], fils illégitime, déséquilibré, et épileptique comme Dostoïevski. Smerdiakov est le coupable du parricide mais curieusement, il est sans doute des quatre fils celui auquel le roman consacre le moins de développements. Outre l'intrigue policière, assez simple, l'ouvrage contient une multitude de réflexions, en particulier à portée religieuse, surtout celles exprimées dans le récit du Grand Inquisiteur[10], conte philosophique et théologique dont l'histoire se situe à Séville au XVIème siècle et met en scène le retour sur terre du Christ, critique violente du catholicisme qui a trahi Jésus.

   A l'évidence, la force du roman tient à l'intensité psychologique, philosophique et mystique qui le traverse de part en part et qui lui donne une dimension existentielle tout à fait singulière, justifiant l'attention passionnée que lui ont portée des psychanalystes, à commencer par Freud lui même, des penseurs comme Albert Camus, et des religieux comme Benoît XVI. Pourtant, cet aspect de l'œuvre n'éclipse pas l'évocation en filigrane de la société du temps. Roman proliférant d'idées complexes et parfois difficile à articuler, Les Frères Karamazov, s'inscrit néanmoins dans un contexte historique particulier. L'action se passe en effet dans une petite ville de province, en Russie profonde, Skotoprigonievsk[11], au sud du lac Ilmen, à cent kilomètres de Novgorod, celle-là même où vécut Dostoïevski, Staraïa Roussa, autour de 1865, peu après l'abolition du servage (oukase du 3 mars 1861) par Alexandre II. A cette époque, la tension est vive en Russie. Les attentats terroristes se succèdent, durement réprimés. Un courant révolutionnaire radical souhaite la mort du Tsar que semble annoncer celle du père Karamazov. Il n'est pas certain que Dostoïevski se soit vraiment soucié de donner une image de son pays, hanté qu'il était par les problèmes, à ses yeux autrement plus essentiels, d'un espoir de rédemption pour l'humanité, étant passé lui-même, dans son œuvre, d'une sensibilité prioritaire aux questions sociales dans Les pauvres gens (1845), écrit de ses débuts, au primat de la réflexion métaphysique. Pourtant, au fil des pages, se dessine une certaine image de la Russie, pays en proie à des convulsions et à un doute ravageur, mais qui peut retrouver son identité et sa force dans la référence à sa propre tradition. Il semble que, pour Dostoïevski, la Russie de son époque se trouve au croisement de deux chemins opposés. D'une part, celui d'une radicalisation de la volonté révolutionnaire, dans le souci exclusif du bien-être matériel de l'humanité qu'est censé assurer le socialisme. Sans y faire explicitement référence, Dostoïevski songe sans doute au cercle de Petrachevski[12] dont il fut proche entre 1846 et 1849 ce qui lui valut son arrestation. Mais plus encore aux mouvements nihilistes de critique sociale de plus en plus radicaux voire terroristes comme le groupe Narodnaïa Volia (Volonté ou Liberté du Peuple) qui finit par tuer le Tsar. D'autre part, celui de la conversion religieuse représentée par Aliocha mais aussi par le starets[13] Zosime, son père spirituel, auquel est consacré l'intégralité du livre VI. La mort de ce dernier et la jalousie dont il est l'objet de la part des autres moines, semblent suggérer également une crise profonde de la société russe toute entière qui s'exprime notamment par l'immoralisme violent de plusieurs personnages, à commencer par Dimitri. De façon répétée, Dostoïevski nous présente une société russe gagnée par la débauche et la dissolution des mœurs, à laquelle participe aussi la folie du jeu, vice qui fut celui de l'auteur lui-même. La passion pour l'argent, l'alcoolisme récurrent et le désir sexuel exacerbé, semblent constituer des symptômes d'un mal endémique de la Russie du XIXème siècle dont, pour Dostoïevski, on ne peut guérir que par le haut. Les personnages sont surtout masculins : les deux femmes les plus présentes dans le roman, Katia[14] et Grouchengka[15], semblent représenter deux postures morales antagonistes de la Russie. La deuxième se présente comme une femme de plaisir, manipulatrice et cruelle mais aussi victime de ce qu'elle a subi dans sa jeunesse. La première, en revanche, fière et noble, incarne la grandeur d'âme, néanmoins troublée par la tentation de l'infidélité. On peut penser que ces deux femmes reflètent l'image de la Russie à la fois violente et luxurieuse mais aussi, en profondeur, habitée par une vraie noblesse qui lui vient d'un héritage prestigieux.

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