LaDissertation.com - Dissertations, fiches de lectures, exemples du BAC
Recherche

Peut-on être En Conflit Avec Soi-même ?

Commentaires Composés : Peut-on être En Conflit Avec Soi-même ?. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  24 Avril 2013  •  3 115 Mots (13 Pages)  •  1 881 Vues

Page 1 sur 13

Introduction

Comme l'affirmait Hegel dans l'Esthétique, les animaux vivent en paix « avec les choses qui les entourent » : ils n'éprouvent pas leur monde comme étant incomplet ou décevant, ils ne s'irritent pas des limites que la nature leur a imposées, ils n'éprouvent pas l'altérité du monde comme une adversité dont il faut triompher. Rien ne leur paraît impossible, parce que rien au fond ne leur est possible : une vache ne regrette pas de ne pas pouvoir voler, parce qu'elle se contente d'être ce qu'elle est, de prélever dans l'altérité de quoi assurer sa subsistance, et de l'anéantir par la digestion. « Ce canard n'a qu'un bec, et n'eut jamais envie/ Ou de n'en plus avoir ou bien d'en avoir deux », ainsi que l'écrivait Richepin dans son poème Oiseaux de passage, et il faut y voir négativement une description de l'homme : l'homme est cet être qui ne se contente jamais de son propre être, qui n'est jamais satisfait de son propre monde bref, cet être de désir qui exige toujours plus et autre chose que ce qu'il a.

L'homme, en d'autres termes, se heurte en permanence à l'altérité sous la double figure de l'adversaire et de l'obstacle : les choses m'apparaissent d'emblée comme ce qui résiste à ma volonté, et qu'il faut transformer ou dépasser ; autrui est toujours susceptible de se dresser entre l'objet de mon désir et moi-même, soit parce qu'il ne veut pas ce que je veux, soit au contraire parce qu'il convoite exactement la même chose. Être un homme, par conséquent, c'est voir son existence fondamentalement inquiétée par l'altérité, c'est entrer en conflit avec cette dernière. Qu'on soit par définition en conflit avec ce qui n'est pas soi et pas de l'ordre du soi (avec le non-moi, comme le nommait Fichte), cela alors n'est guère douteux ; mais pour autant, peut-on être en conflit avec soi-même ? À première vue, cela semble impossible, si tant est qu'il ne saurait y avoir de conflit qu'entre deux termes qui s'opposent et se heurtent : quel sens y aurait-il à dire qu'en moi, quelque chose s'oppose à moi ?

Et pourtant, à en croire Hegel, les animaux ne vivent pas qu'en paix « avec les choses qui les entourent », mais également et surtout « avec eux-mêmes ». L'animal en effet ne connaît ni la morsure du remords, ni la crainte de l'avenir ; il n'est pas exposé à l'angoissante possibilité de choisir, et donc par là même de se tromper ; étant d'emblée tout ce qu'il est, il ne risque pas de passer à côté de lui-même, de devenir ce qu'il ne voulait surtout pas être ou de manquer sa vie – toutes possibilités constitutives au contraire de l'existence humaine à tel point que chacun redoute toujours qu'elles ne se réalisent ou pire, qu'elles ne se soient déjà et silencieusement réalisées.

Ces expériences que tous nous avons faites, faisons ou ferons, supposent donc qu'il y a en moi-même une part d'altérité, que je ne suis pas une pure « mêmeté » identique à soi, sans contradiction ni relief ; et effectivement, il est clair que nos désirs sont eux-mêmes contradictoires, que nous pouvons en même temps vouloir tout et son contraire, que deux alternatives peuvent se présenter à nous comme également désirables, lors même qu'elles sont exclusives l'une de l'autre ; clair également, que nous vivons quotidiennement le conflit déchirant (voire désespérant) qui oppose ce que nos désirs ordonnent et ce que le devoir moral commande. Mais si l'homme est ainsi en quelque sorte la contradiction faite homme, la question se retourne : pouvons-nous seulement résorber la tension, et cesser ainsi d'être en conflit avec nous-mêmes ? De la contradiction des appétits au conflit de nos facultés, de la solution posée par l'exigence éthique à la persistance du scandale, tel sera alors le chemin problématique que nous nous proposons d'emprunter.

I. De la contradiction des désirs en nous au conflit avec soi-même

Lorsque, dans le Gorgias, Calliclès reproche à Socrate de « toujours dire la même chose », celui-ci renchérit : il ne dit pas simplement la même chose, il dit toujours « le même du même » ; c'est Calliclès au contraire qui « ne dit jamais la même chose », c'est-à-dire qui ne cesse de se contredire. Ce sont en effet les « meilleurs », répète inlassablement ce dernier, qui méritent le pouvoir ; mais lorsqu'il s'agit de définir qui sont ces meilleurs, il proclame tantôt que ce sont les plus forts, tantôt les plus habiles, tantôt les plus courageux – trois déterminations qui à l'évidence ne se recoupent pas, puisqu'on peut avoir la force sans l'intelligence ni le courage (telle la brute qui frappe celui qui est moins fort que lui pour le seul plaisir de le frapper), le courage sans l'intelligence (c'est-à-dire la témérité qui ne pèse pas les risques), l'intelligence sans la force, etc. Calliclès se contredit : il ne peut donc qu'avoir tort, puisque deux propositions contradictoires ne sauraient être vraies ensemble, quel que soit par ailleurs leur contenu. Et plus Socrate le lui fait remarquer, plus il s'empêtre et s'emporte : celui qui se contredit supporte rarement qu'on le contredise, c'est-à-dire qu'on lui apporte l'épreuve de la contradiction en l'amenant à comprendre que ce qu'il soutient n'est pas soutenable. Or, le mobile du conflit séparant Calliclès et Socrate n'est pas innocent : il s'agit pour Socrate d'affirmer que les meilleurs des hommes, ce sont ceux qui, avant de chercher à commander aux autres, savent se commander, c'est-à-dire « être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et passions qui résident en soi-même », ceux qui sont, en somme, tout ce que Calliclès refuse d'être. En d'autres termes, les contradictions dans lesquelles Calliclès s'enferre ne sont que le signe d'un conflit plus grave, qui n'est pas simplement d'ordre théorique, mais bien pratique : le problème, ce n'est pas tant sa relation au discours vrai que son rapport à l'action bonne. Si le discours de Calliclès sombre ainsi dans la contradiction, c'est parce que Calliclès, loin de se dominer lui-même, est sans cesse la proie de désirs eux-mêmes contradictoires : la contradiction théorique est le signe d'un conflit pratique qui déchire un homme incapable de mettre la bride à ses appétits, et par conséquent toujours écartelé entre des inclinations opposées.

Et

...

Télécharger au format  txt (18.4 Kb)   pdf (167.9 Kb)   docx (14.8 Kb)  
Voir 12 pages de plus »
Uniquement disponible sur LaDissertation.com