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Récit bref

Dissertation : Récit bref. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  2 Avril 2021  •  Dissertation  •  4 507 Mots (19 Pages)  •  300 Vues

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Composition française

Dans son essai intitulé La joie, long de dix pages, l’écrivain François Cheng tente de décrire et d’analyser, non sans justesse, la joie qui occupe le cœur des hommes, en particulier lors des festivités collectives. Bien loin des sommes que sont l’Ethique de Baruch Spinoza, ou les divers ouvrages d’Henri Bergson consacrés à ce sujet, cet essai est l’illustration du traitement bref, rapide, et pourtant clair et riche de cette même thématique. Le récit bref, est donc le traitement singulier d’un sujet, par brièveté, concision et condensation, tant de l’esthétique que des règles narratives classiques. Pour l’écrivain Pierre Michon, « le récit bref permet de tenir en main le lecteur, de lui interdire la lecture plurielle, de lui ôter sa liberté et de le charmer au sens fort ». Cette citation, issue de son ouvrage Le Roi vient quand il veut -Propos sur la littérature, publié en 2016 chez Albin Michel, semble paradoxale. Comment le récit bref, qui semble a priori être un récit de liberté, par sa concision, par les sujets forts ou personnels que les auteurs se doivent d’y aborder, pourrait être un récit « ôt[ant] [l]a liberté » du lecteur, le « ten[ant] en main » et lui « interdi[sant] la lecture plurielle ». S’il semble évident que le récit bref « charme » le lecteur « au sens fort », ce charme procède à première vue non pas d’un encadrement auctorial - visant à imposer un sens de lecture, et à supprimer toute liberté pour ses lecteurs - mais bien plutôt du caractère singulier de ces récits, condensés, efficaces, et bien souvent détonants et impétueux. Dès lors, afin de ressaisir la citation de Pierre Michon dans toute sa complexité, il conviendra de se demander en quoi le récit bref, instrument d’expression littéraire singulier, peut-il être considéré comme ôteur de liberté, comme brideur de sens, alors même qu’il est bien souvent porteur de contenus polémiques forts, de mise au jour de vérités, et qu’il constitue un ensemble textuel réduit, dont on se détache avec aisance ? Afin de répondre à cette interrogation, l’on étudiera dans un premier temps le caractère limitatif et restrictif du récit bref, en ce qu’il permet de conduire et de guider le lecteur, ainsi que de le charmer de façon presque automatique et impérieuse. Dans un deuxième temps, l’on verra que le récit bref permet par sa brièveté et la concision de son récit, de libérer le lecteur, de le conduire à l’essentiel, sans détours, et de le laisser réfléchir sur des éléments textuels riches et précis. Enfin, l’on verra qu’au fond, le récit bref est l'instrument privilégié d'une mise au jour de vérités tabous, dérangeantes : de ce fait, le récit bref est un « charme », parce que singulier, mais non un « charme » restrictif, bien au contraire, un vecteur de « liberté ».

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        Comme le dit Pierre Michon, le récit bref permet en effet de de « tenir en main » le lecteur, en le charmant, mais aussi en guidant sa lecture, bridant ainsi sa liberté, et imposant une lecture et une compréhension précises du récit. Que cet effet de contrôle du lecteur et de sa lecture soit voulu par les auteurs, ou imposé de facto par la concision du récit bref, il n’en reste pas moins observable et il convient de l’analyser dans sa pluralité.

Tout premièrement, certaines compositions brèves, à valeur morale, conduisent le lecteur dans un sens de lecture unique, sans autre interprétation que celle de la composition. Le récit bref devient alors un récit où pénètre le lecteur dans le seul but de comprendre ce que l’auteur a voulu dire, a voulu montrer ou démontrer, a voulu illustrer. Jean de La Fontaine par exemple, dans ses Fables, mène le lecteur dans un sens de compréhension unique. Il tient ainsi « en main le lecteur », afin d’imposer son propos auctorial, l’esthétique qui le sert, et la morale qui en découle. Dans « Les Grenouilles qui demandent un Roi » par exemple, La Fontaine décrit la permanente insatisfaction d’un peuple de grenouilles, voulant un roi fort, solide, pour les gouverner toutes. Après s’être plaintes auprès de Jupiter, elles reçoivent une grue, qui les dévorent une par une, ce qui, à l’évidence, ne peut les satisfaire non plus. La Fontaine termine sa fable par cette exclamation divine « De celui-ci contentez-vous ». Dans cette fable, l’auteur guide le lecteur à travers une lecture définie, que chaque mot construit habilement, que chaque tournure permet de préciser : celle de la critique vive de l’insatisfaction de ce peuple de grenouilles, devant « l’état démocratique » tout d’abord, puis devant un roi « débonnaire et doux », puis enfin devant cette dangereuse grue. Cet exemple illustre bien le caractère restrictif du récit bref, que Pierre Michon décrit dans sa citation ; caractère restrictif que l’on ne retrouve pas, ou que l’on retrouve moins dans les récits traditionnels, où la longueur permet une plus grande dilution de la visée et du point de vue auctorial, et laisse donc davantage de liberté interprétative au lecteur. Ce caractère restrictif et limitatif du récit bref se retrouve dans la plupart des écrits brefs à visée morale. La Bruyère, dans ses Caractères par exemple, ne laisse pas de place à la pluralité des interprétations, et la brièveté de ses énoncés appuie cette limitation des sens : « Il n’y a au monde que deux manières de s’élever, ou par sa propre industrie, ou par l’imbécillité des autres » : cette phrase est claire, son sens non-sujet à interprétation concurrentes, et participe donc au fait de « tenir en main le lecteur ». Ainsi, le récit bref, en particulier quand il s’agit de morale, parce que bref, parce que réduit et condensé, a tendance à conduire le lecteur dans un récit sans autre interprétation que celle décidée par l’auteur. Mais le caractère restrictif du récit bref est aussi dû à sa taille ; parce que bref, il ne laisse pas au lecteur le temps de se lasser, et le conduit du début à la fin avec la même intensité.

Si l’auteur tient en main le lecteur, lui retire - le temps de la lecture - sa liberté et le séduit, c’est aussi parce que son récit est bref, et que pour cette raison, le lecteur n’a pas le temps de se lasser, il est de fait entraîné dans le récit sans pouvoir s’en détacher, au contraire d’un roman long. Qui peut, à la lecture de Mateo Falcone, se détacher de ce récit dynamique, rapide, plein de rebondissements saisissants, d’une violence rare, à la fin si terrible. On est entraîné dans la nouvelle de Prosper Mérimée de façon soudaine, et ce jusqu’à la dernière ligne. A l’inverse d’un roman fleuve, d’un roman traditionnel, long, empli de descriptions, d’analepses, d’histoires parallèles - à l’instar des romans de Victor Hugo, comme Quatrevingt-Treize – le récit bref ne donne pas à son lecteur le temps de se lasser, de perdre le fil du récit, de se détacher de la diégèse. Prosper Mérimée, dans ses nouvelles, allie densité, narration efficace et réalisme fonctionnel, ce qui entraîne le lecteur dans le récit de façon complète. Ainsi, dans Carmen, les péripéties s’accumulent, conduisant à un univers toujours plus sombre, où amour obsessif et jalousie meurtrière se conjuguent. Il en est de même pour les nouvelles de Guy de Maupassant, où les thématiques, alliées aux caractéristiques du récit, empêchent le lecteur de se lasser, de perdre le fil de nouvelles éclatantes : ainsi, dans La Maison Tellier, issue de son recueil La Maison Tellier et autres nouvelles, Maupassant décrit le voyage d’un groupe de prostituées de province, se rendant à une première communion. Plein de dérision, surréaliste par de nombreux points (les prostituées n’ayant pas le droit de rentrer dans les églises au XIXème siècle par exemple), profane, et dans le même temps brûlant de vitalité et de couleurs, cette nouvelle est remarquable, et ne peut laisser le lecteur indifférent. De fait, la lecture de cette nouvelle se fait d’une traite, sans coupure, sans arrêt. Il en est de même pour la lecture de la nouvelle de Victor Hugo Claude Gueux, où l’action du condamné comme son sort final, sont attendus par le lecteur. C’est cette lecture rapide, sans lassitude, sans interruptions aucunes, que permet et qu’impose le récit bref, qui lui confère ce caractère restrictif, limitatif, et dans le même temps, qui permet de charmer le lecteur. Alors qu’il lui ôte une part de sa liberté, l’auteur le charme, par la singularité de la forme du récit, et par le propos d’une intensité à nulle autre pareil.

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