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Nous autres

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Par   •  20 Mars 2014  •  2 170 Mots (9 Pages)  •  751 Vues

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Nous autres, roman écrit en 1920 par le Russe Eugène Zamiatine, est le prototype de l'anti-utopie : il nous décrit une société qui, sous prétexte de promouvoir le bonheur des gens, fonctionne en rigoureux système oppressif. L'anti-utopie est un genre littéraire qui (qu'il se soit réclamé ou non de la science-fiction, et ait été par elle récupéré ou non) a fleuri pendant toute la première moitié de notre siècle, succédant à de longs siècles d'utopies tout court... Il y a à cela deux raisons : d'une part le fait que le XXe siècle a vu se développer particulièrement les régimes totalitaires « objectifs » (le fascisme) et les régimes appelés totalitaires par leurs adversaires — c'est-à-dire les diverses formes de communisme ; d'autre part, le fait que certains penseurs ont commencé à se rendre compte que les lumières de la science pouvaient bien éclairer des horizons, pas toujours glorieux, et des lendemains qui ne chanteraient pas.

Aujourd'hui, l'anti-utopie s'est délayée dans des sous-genres annexés par la SF, comme la politique-fiction (ou la fiction spéculative) et certaines tendances sociologiques du space-opera classique. Je pense qu'il faut cependant s'attendre à la voir renaître dans les mois et les années qui viennent, sous une forme très particulière, et qui sera centrée sur la description de la Terre en proie à la pollution. (Barjavel, que j'ai rencontré en mai dernier, m'a dit être en train de travailler à un roman sur ce sujet.) Voie toute tracée pour une imagination à peine prospective, puisqu'il apparaît bien que, si notre civilisation tout entière (et par-delà les systèmes politiques existants) ne fait pas marche arrière rapidement, la dégradation de notre biosphère sera devenue irréversible avant vingt ans ; dans vingt ans, ou trente, ou quarante, nous crèverons tous, (ou nous nous adapterons, ce qui serait pire) : voilà un terrain propice à ce qui sera, pour un court temps, le roman d'imagination, avant de passer rapidement au simple reportage journalistique...

L'univers de Zamiatine, son « Etat Unique », relève naturellement d'une tout autre préoccupation. L'écrivain a tracé le tableau d'un monde (qu'il sentait probablement se profiler dans la société soviétique de l'époque), où la population de la Terre, unifiée sous la férule du Grand Bienfaiteur (entouré de ses flics-Gardiens), coule des jours mornes et « heureux » dans des cités de verre entourées par une forêt planétaire où nul ne se hasarde plus. Tout est planifié dans cette société parfaite, tout est réglé par la Table des Heures : le sommeil, le travail, les repas, sans oublier les deux « Heures Personnelles » quotidiennes, où les « numéros » (c'est-à-dire les gens — mais on ne dit plus « les gens »....) peuvent se livrer à des occupations libres : lire, écrire, se promener ou faire l'amour — bien que ce soit là encore une activité réglée par des carnets à souches roses (« N'importe quel numéro a le droit d'utiliser n'importe quel autre numéro à des fins sexuelles » : p. 34). Les numéros habitent des villes construites entièrement en verre, afin que chacun puisse surveiller autrui (des rideaux peuvent tout de même être tirés autour des cellules pendant l'heure sexuelle), et au-dessus des rues transparentes, où mugissent à toute heure les hymnes à l'Etat Unique retransmis par haut-parleurs, un ciel perpétuellement bleu étale son plafond nettoyé de toute souillure inorganisée...

Dans ce décor atrocement réglé, se place la confession de D 503, un mathématicien qui est le constructeur. de l'Intégral, un vaisseau cosmique qui va être lancé à la découverte de planètes nouvelles :

« Il nous appartient de soumettre au joug bienfaisant de la raison tous les êtres inconnus, habitants d'autres planètes, qui se trouvent peut-être encore à l'état sauvage de la liberté. S'ils ne comprennent pas que nous leur apportons le bonheur mathématique et exact, notre devoir est de les forcer à être heureux » (p. 15).

Confession, parce que D 503 livre ses pensées indiscrètes et confuses à des carnets qui doivent être emportés par l'Intégral, comme témoignage de l'intelligence humaine, poème à la gloire de l'Etat Unique, symphonie mathématique à destination d'hypothétiques créatures de l'espace. Mais confession aussi et surtout parce que, dans les rouages bien huilés du cerveau de D 503, des pensées grinçantes viennent se glisser, qui peu à peu l'amènent à douter de la cohésion de son univers. Nous autres, on l'aura deviné, c'est l'histoire d'une prise de conscience, d'une révolte et d'un renoncement. Et c'est naturellement une femme, I 330, qui, par son amour, dessillera les yeux du mathématicien, lequel sera un temps décidé à saborder l'Intégral et à rejoindre les rangs des sous-humains libres et velus qui vivent à l'extérieur des villes, au-delà du « Mur Vert ».

(« Ils partirent nus pour la forêt et s'y couvrirent de poils au contact des arbres, des animaux, du soleil. Ils se couvrirent de poils sous lesquels courait un sang chaud et rouge. Votre sort fut pire : vous vous êtes couverts de chiffres, qui rampent sur vous comme des poux. Il faut vous en débarrasser, et vous chasser nus vers la forêt » : (P — 168.)

Mais le mouvement de révolte de D 503 est de courte durée ; ce n'était qu'un petit incident de parcours dans une destinée préétablie. Comme les autres numéros, il subira l'Opération. qui doit lui extirper du cerveau cette ancestrale et funeste tare qu'est l'imagination. Et tandis que les révoltés, parmi lesquels I 330, sont envoyés à la désintégration dans la Machine du Bienfaiteur, D 503, lavé de ses doutes, ayant rejoint le troupeau des numéros dociles, termine ainsi ses carnets : « ...je suis sûr que nous vaincrons, car la raison doit vaincre ».

Cette fin secrètement ironique, et sèche comme un coup de sabre, on ne pouvait l'imaginer autre. Le livre de Zamiatine est un ouvrage foncièrement pessimiste, et même plus que cela : foncièrement désespéré. Il est difficile à son sujet de parier de message ; c'est plutôt un poème, un poème noir et en même temps fulgurant, qu'on reçoit comme on recevrait un météore opaque, à la dureté minérale.

Le malheur est que ce météore nous parvient trop tard, et que la force de son impact en est naturellement diminuée. On a déjà tant vu, tant lu !... (il serait cependant très intéressant de connaître les réactions d'un lecteur qui aurait pris connaissance

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