Baudelaire, « Spleen et Idéal », XIII
Analyse sectorielle : Baudelaire, « Spleen et Idéal », XIII. Recherche parmi 298 000+ dissertationsPar Félix Rochefort • 9 Février 2023 • Analyse sectorielle • 2 006 Mots (9 Pages) • 152 Vues
Baudelaire, « Spleen et Idéal », XIII[pic 1]
« Bohémiens en voyage » ETUDE LINEAIRE
Projet de lecture sur Les Fleurs du mal :
La poésie est-elle capable de transformer le plus désespérant de la condition humaine déchue ?
« Bohémiens en voyage », XIII, section « Spleen et idéal »
- Des parias, des marginaux exclus, transformés par la poésie en prophètes de l’Idéal[pic 2]
- Un groupe marginalisé en errance, peut-être en quête ?
1) Des parias, mais indices de mystère
V.1 : « la tribu » indique une communauté primitive qui a son histoire, ancienne, ses traditions, ses propres règles et lois, en marge de la société.
Cette communauté erre dans le dénuement et l’usure, sous la menace permanente ; conditions qui la confrontent à l’état sauvage, proche de la vie animale.
L’épithète « prophétique » renvoie à la pratique de la chiromancie, divination par la lecture des lignes de la main : activité également marginale, procurant des revenus aléatoires. Mais signifie aussi qui prédit l’avenir non parce qu’il le devine mais parce qu’il est inspiré par Dieu.
L’expression « prunelles ardentes » = seul trait physique des bohémiens retenu par Baudelaire. Les yeux des Tsiganes sont très noirs, certes, mais ce sont les yeux de la passion (Cf chanson traditionnelle russe « les yeux noirs » basée sur mélodie tsigane) = des yeux très animés, comme brûlants, incandescents, des yeux de braise. Surtout, les yeux = le miroir de l’âme : révèlent le feu intérieur des bohémiens. Expression métonymique = ces gens sont censés être doués d’une vision extra-lucide, don de double vue permettant la divination.
- V.1 et 1er hémistiche v. 2 = grandeur, quelque chose de solennel, de biblique, voire d’emphatique, théâtral et pompeux.
- Référence aussi aux bohémiens censés jeter des mauvais sorts, par le mauvais œil (les gens superstitieux considèrent qu’il y a danger à les regarder dans les yeux) Dans l’imagerie médiévale, le diable a les yeux entièrement noirs et ardents.
V. 2 : « Hier » = mention temporelle unique du poème : renvoie à la fatigue subie à la suite d’une 1ère étape du voyage de ces nomades contraints de se déplacer sans cesse. (Fatigue visible sur les gravures de Callot) + indication imprécise, « autrefois », « dans la nuit des temps » = communauté primitive « hors du temps ».
En fait d’errance, certains indices d’une décision volontaire et d’un but recherché : expression « s’est mise en route » : déplacement prenant l’allure d’une quête. + réseau lexical de la liberté de mouvement : « emportant » v2 ; « toujours prêt » v4 ; « vont » v5 ; « le long » v6 : déplacement motivé + enjambement des vers 1 à 2.
[pic 3]
2) Des êtres présentés comme des animaux, sauvages, mais ardents.
V. 2 « ses petits » analogie avec les animaux // pour les humains, on parle plutôt d’enfants.
L’enjambement v.2 à 3 + langue prosaïque : « emportant ses petits / sur son dos, » : la communauté prend l’apparence d’une femelle en déplacement qui fuit un territoire menaçant.
V. 4 : « mamelles » : métonymie pour désigner la femme évoque clairement le monde animal ; le mot est mis en exergue par l’allitération des liquides qui s’oppose aux sonorités énergiques du 1er hémistiche + prononciation du « e » muet final :
[Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes]
Les enfants qui tètent leur mère sont évoqués dans « leurs fiers appétits » : adjectif « fiers » à prendre dans son sens étymologique : latin « ferus » : sauvage, violent, lui-même dérivé de « fera » : la bête sauvage + antéposition de l’adjectif dans le GN et le pluriel : renforcement de l’idée d’instinct sauvage qui guide le comportement de ces individus dès leur naissance. Mais, au sens figuré, adj. = attrait puissant, orgueil de vie, désir ineffable de survie.
Les enfants de la tribu connaissent une formidable puissance de vie ; il s’agit de nourrir le corps mais aussi de rêver à un ailleurs prometteur. Malgré le tableau péjoratif du 1er quatrain, retour de sonorités significatives qui soulignent l’énergie : fortes allitérations en [tr], [pr] et [r]
Absence de description explicite : la misère de ces errants se devine : le pouvoir évocateur est renforcé : dans une estampe de Callot, une femme porte un enfant sur son dos, mais chez Baudelaire, c’est toute la tribu qui emporte « ses petits sur son dos » : cette tribu est personnifiée, c’est à elle qu’appartiennent les enfants et non à leur mère. Puissance de l’émotion due à cette image banale, quotidienne.
Autre image banale : l’allaitement (poursuivi jusqu’à la 4ème année chez les bohémiens), d’où la métaphore du « trésor toujours prêt ».
En contrepartie, ces femmes, entièrement consacrées à leur progéniture, sont réduites à leur fonction nourrissante, au prix de leur intégrité corporelle : seins flasques qui suggèrent de nombreuses maternités, un âge avancé et une usure : v. 4 « pendantes », à la rime + sonorités nasales lourdes, soulignant le délabrement physique. Nasales déjà au vers 3 avec participe présent « livrant » : confirme l’idée de durée et d’une disponibilité résignée et avilissante de ces mères.
3) Errance dans le dénuement
2ème quatrain, Baudelaire recadre la scène par un effet de « zoom » : grossissement pour distinguer quelques-uns des individus de cette tribu qui cesse d’être une masse confuse : les hommes.
C’est leur rôle protecteur qui est évoqué, soulignant que la communauté vit sous la menace. Seul attribut de ces hommes, leurs armes ! Mais plus qu’ils ne les portent, ils les subissent péniblement : absence de verbe + préposition « sous ». (Baudelaire avait d’abord qualifié ces armes de « pesantes » ; il renonce à cet adjectif trop proche de « appesantis », v. 7)
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