Se faire voyant, Rimbaud
Dissertation : Se faire voyant, Rimbaud. Recherche parmi 302 000+ dissertationsPar leananaaa • 25 Juin 2025 • Dissertation • 972 Mots (4 Pages) • 20 Vues
4. « Se faire Voyant ».
La répétition en anaphore de l’affirmation triomphante « vous êtes amoureux » marque l’accomplissement de la quête ; mais cette victoire est aussitôt tempérée au second hémistiche du premier vers « loué jusqu’au mois d’août » : de la « nuit de juin » au « mois d’août », soit le temps d’un amour de vacances. Même effet de rupture au vers suivant, avec l’hémistiche « vos sonnets la font rire », mais l’on ne sait ici si c’est parce qu’elle les trouve adorables ou bien ridicules.
La distance semble se réduire entre le personnage masculin et l’auteur lui-même, puisqu’ils écrivent, tous deux des « sonnets » ; ou bien l’on écrit forcément des poèmes, quand on est amoureux, on est tous un peu poète, ou épistolier, quand on veut séduire. De plus, l’amoureux fait le vide autour de lui : « tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût ». Le Robinson de l’amour est seul sur son île, et la vénération de sa bien-aimée lui suffit : on remarque l’emploi de tournures d’idéalisation de la femme qui s’inspirent du code courtois (la majuscule à « La font rire » + « l’adorée » + « a daigné ») – un tel vocabulaire semble excessif – mais le sentiment amoureux conduit aux excès et aux « divagations » - ou bien c’est ironique (un amour de vacances mérite-t-il tant de préciosité littéraire ? si c’est la première fois, peut-être…)
Nouvelle péripétie marquée par un tiret et un adverbe de temps relayé à la strophe suivante : « puis l’adorée, un soir », « ce soir-là ». Les points de suspension sont cette fois vraiment elliptiques, et on ignore ce qui se passe ce soir-là, puisqu’on ignore ce qu’elle a écrit. Était-ce un billet de rupture, ou bien un rdv ? Quels indices peut-on trouver dans la dernière strophe qui permette de trancher si l’initiation amoureuse est allée jusqu’à son terme ?
En effet on assiste à une circularité, mais pas complète, il nous faut interroger les légères variantes entre la 1ère et la dernière strophe :
- « vous rentrez aux cafés éclatants » : il s’agit donc d’un retour (préfixe re-entrer) ; les cafés sont devenus « éclatants », adjectif mélioratif qui remplace le « tapageurs » péjoratif de la str 1 – ils étincellent comme les lustres de la str 1 – on peut donc penser que le jeune « héros » vient célébrer sa victoire, (ou noyer son chagrin), en tout cas qu’il peut revenir parmi ses amis ; l’épisode amoureux est terminé : qu’en reste-t-il ?
- « vous commandez des bocks ou de la limonade » : la conjonction de coordination a changé (« et » à la str 1 est devenu « ou ») ; désormais il faut choisir son camp, soit on boit de la limonade (comme un enfant), soit on boit de la bière (comme un adulte). Les points de suspension laissent imaginer ici que le personnage hésite encore un peu.
- Reprise à l’identique du vers 1 « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » : les amours, comme le poème, comme les saisons, sont cycliques, il y aura d’autres mois de juin, d’autres demoiselles – ou peut-être désormais plutôt des hommes, ceux qui sont dans les cafés, qui boivent des bocks (voir le poème postérieur, « Les poètes de 7 ans ») ?
- Qu’il y ait eu ou non réalisation concrète, quelque chose a radicalement changé, enfin, au dernier vers : « Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade ». Le verbe « avoir » remplace le verbe « aller » du vers 4. Il possède, il a incorporé en lui la sève vitale des tilleuls, du désir, de l’ivresse. C’est bien plus qu’aller s’y promener. L’expérience vécue est comme un supplément d’être, c’est la source même de la poésie.
Conclusion
Poème complexe, moins candide qu’il n’y paraît
- Il est en effet « romanesque », tant par ses thèmes, sa légèreté et sa structuration (étapes narratives marquées, récit miniature très dynamique, épisode complet, « bouclé » en 8 strophes) – le jeune Rimbaud mélange habilement ici les codes du roman et de la poésie ; avant de s’adonner ultérieurement à la poésie en prose (Illuminations) ou à la prose poétique (Une Saison en enfer) jusqu’à faire voler en éclat la notion de genre et les frontières anciennes. Peut-être s’agit-il surtout ici d’une expérience littéraire qui revisite le roman d’aventures, le roman courtois, pour en « extraire la quintessence ».
- Un éloge de l’adolescence, des désirs impétueux, de la maladresse, des amours de vacances… un portrait plein de tendresse et d’ironie, d’élans et de ruptures de registres, versatilité de l’humeur et des sentiments. Rimbaud invente le jeune homme de dix-sept ans en littérature (bien différent des héros de 16 ans qui se conduisaient en adultes ou faisaient semblant, tels Des Grieux ou Roméo ou Julien Sorel).
- Une initiation poétique, une première expérience de ce qu’il appellera peu de temps après la « Voyance » : « La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; (…) Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. (…) Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! » (Lettre à Paul Demeny, dite Lettre du Voyant).
...