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Notre pensée est-elle prisonnière de la langue que nous parlons ?

Dissertation : Notre pensée est-elle prisonnière de la langue que nous parlons ?. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  21 Avril 2016  •  Dissertation  •  2 100 Mots (9 Pages)  •  3 912 Vues

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Chercher le mot juste, ce n’est pas tant chercher le mot qui exprimerait notre pensée que chercher à former, en la formulant, une pensée qui ne serait, sans cela, qu’un sentiment confus, de sorte qu’on peut dire, avec Hegel, que « c’est dans le mot que nous pensons ». Mais si la pensée est, ainsi, insé- parable du langage, est-ce à dire qu’elle est également inséparable de la langue que nous parlons ? Si nous pensons le monde à travers la langue que nous parlons, la pluralité des langues n’implique-t-elle pas une pluralité des mondes, et l’impossibilité, pour l’humanité, de partager un monde réellement commun ? Notre pensée est-elle donc prisonnière de la langue que nous parlons ?

Que notre pensée ne soit pas séparable de la langue que nous parlons et fasse corps en quelque sorte avec elle, c’est ce dont témoigne, par exemple, l’expérience de l’apprentissage d’une langue étrangère. On ne possède véritablement une autre langue, en effet, que lorsqu’on est capable de penser directe- ment en cette langue, au lieu d’y devoir traduire nos pensées. C’est alors que l’on prend conscience de la complexité et des limites, voire de l’impossibilité, d’une véritable traduction. Chaque mot, en effet, ne prend sens que dans le contexte où il s’insère, prenant des valeurs linguistiques différentes dans des phrases et des discours différents, et aussi par les rapports qu’il entretient avec des termes voisins dont il se distingue et qui déterminent en le limitant son champ sémantique. Il faut ajouter à cela ce que le mot suggère sans le dire, en raisons des multiples connotations et associations qui résultent de l’histoire de la langue, de la littérature et de la société. Comprendre un mot, dans le contexte de son énonciation, c’est au fond comprendre un monde, le monde auquel appartient le locuteur d’une langue, et on entrevoit alors la multiplicité des rapports qu’il faudrait saisir pour pouvoir formuler une traduction qui prétendrait être exacte. De sorte qu’on pourrait être tenté de conclure que c’est impossible et que notre pensée, faisant corps avec notre langue, et ne pouvant en être séparée, en est du même coup prisonnière, la pluralité des langues correspondant à une pluralité de visions du monde peut-être incommensurables.

On pourrait objecter, bien sûr, que cela ne vaut que si l’on se limite à ce que nous pensons spontanément et sans réfléchir, sans véritable travail de la pensée, et nous laissant passivement guider par ce que nous suggère l’usage des mots. Mais les limites de la langue ne s’imposent-elles pas aussi aux formes les plus élaborées et les plus critiques de la pensée ? Ainsi, lorsque Aristote fait l’inventaire des « catégories », c’est-à-dire des différentes façons de dire d’une chose qu’elle « est » quelque chose (que telle ou telle propriété peut lui être attribuée), ou encore des différentes significations de « l’être », énonçant par là une des thèses maîtresses de sa philosophie (la polysémie de l’Être), n’est-il pas prisonnier des catégories linguistiques de la langue grecque ? La distinction opérée entre la catégorie de « substance » et celle de « qualité », par exemple, serait inspirée à Aristote par la distinction que connaît la langue grecque entre des substantifs et des adjectifs, ou encore, la distinction entre la catégorie d’« action » et celle de « passion » ne serait que la transposition de la distinction entre la voie passive et la voie active des verbes. Aristote, en dressant sa liste de catégories, ne ferait ainsi qu’expliciter la philosophie spontanée de la langue grecque et érigerait les particularités de cette langue en conditions universelles et néces- saires de la pensée. La langue constitue-t-elle donc le cadre indépassable qui délimite et organise tout ce que l’on peut penser ? Notre pensée est-elle, sous toutes ses formes, et quels que soient ses efforts,

prisonnière de la langue que nous parlons ? Mais prendre conscience de cette limite, n’est-ce pas déjà, en un sens, la dépasser et s’en libérer ?

Pour que notre pensée soit condamnée à rester prisonnière de sa langue, il faudrait que, capables de parler notre langue, nous soyons incapables de parler sur elle. De ce point de vue, loin d’être une transposition inconsciente des catégories de la langue grecque à des catégories de pensée tenues pour universelles, l’analyse d’Aristote se donne explicitement pour un inventaire de la pluralité des sens du verbe « être », et la conceptualisation aristotélicienne de la « substance » (permettant de penser le paradoxe du changement, qui suppose que ce qui devient autre est précisément ce qui, étant sujet du changement, ne change pas), est justement ce qui a permis de penser la distinction linguistique du substantif et de l’adjectif comme telle. Bien plus : il n’est pas nécessaire de changer de langue pour met- tre en question les présuppositions de la langue qu’on parle et l’illusion par laquelle nous prenons nos manières de penser ou de parler pour des manières d’être. Ainsi, lorsque Hume, dans le Traité de la nature humaine, montre qu’à ce que nous appelons notre « moi » ne correspond aucune impression constante et qu’ainsi nous n’en avons réellement aucune idée, il conclut que le « moi » n’est qu’une fiction et que les difficultés auxquelles donne lieu, par conséquent, le problème de l’identité personnelle, sont des « difficultés grammaticales plutôt que philosophiques ». De même, Nietzsche dénonce la croyance en la nécessité d’un « sujet » de la pensée en montrant qu’elle relève d’une « croyance en la grammaire », et consiste à prendre des distinctions purement grammaticales pour des réalités. La possibilité même de telles critiques, formulées dans le langage même dont elles dénoncent le caractère trompeur, montre bien qu’il est possible à notre pensée, sans cesser d’être séparable de la langue que nous parlons, de ne pas en être prisonnière et de sortir des limites de ce que la langue elle-même nous suggère.

Mais pouvons-nous réellement penser ce que nous sommes ainsi capables de soupçonner ou de supposer ? La prise de conscience de la possibilité d’illusions nées du langage nous fait-elle pour autant cesser d’en être les victimes ? La compréhension du mécanisme d’une illusion ne la dissipe pas nécessairement, de sorte que nous pourrions bien continuer de rester prisonniers de la langue que nous parlons, tout en sachant que nous le sommes. Mais peut-être faut-il, pour se libérer de ces illusions, aller au-delà d’un simple

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