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Invention et labeur, œuvre et force

Résumé : Invention et labeur, œuvre et force. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  12 Octobre 2022  •  Résumé  •  3 020 Mots (13 Pages)  •  278 Vues

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Invention et labeur, œuvre et force

 Mis à part des cas rarissimes, moins de dix assurément pour quatre millénaires d’histoire connue, dont les noms signent presque toujours des œuvres de mathématiques et de musique, ces deux langages à mille valeurs parce que privés de sens discursif, on ne rencontre pas de génie naturel, immédiat et sauvage.

Qui attend l’inspiration ne produira jamais que du vent, tous deux aérophagiques. Tout vient toujours du travail, y compris le don gratuit de l’idée qui arrive. S’adonner, ici et maintenant, d’un coup, à n’importe quoi, sans préparation, aboutit à l’art brut dont l’intérêt se borne à la psychopathologie ou à la mode : bulle passagère, pour tréteaux et bateleurs. 

 Œuvre d’art, voyons le mot. L’œuvre a pour auteur un ouvrier, de formation artisanale, devenu expert en sa matière propre, formes, couleurs, images, pour tels, langue pour moi, marbre ou paysage ailleurs. Avant de prétendre produire des pensers neufs, il faut, par exemple, ouïr les voyelles : un ouvrier, un artisan d’écriture les distribue dans la phrase et la page comme un peintre les rouges dans les verts, ou un compositeur les cuivres sur les percussions, jamais n’importe comment. Ainsi des consonnes ou des subordonnées : labeur long sur la feuille trouée comme le tonneau des Danaïdes, si indéfini qu’on y passe sa vie. Créer : ne s’adonner qu’à cela, de l’aube à l’agonie….

 Cela suppose la meilleure santé : dévorant le corps de son embrasement, la création épuise à mot et tue à la fleur de l'âge quiconque n'y résiste de vive force : Raphaël, Mozart, Schubert, autour de trente ans, Balzac et saint Thomas d'Aquin, vers quarante[1]. Avant de se mettre à rimer, le vieux Corneille se déshabillait pour se rouler, tout nu, dans des couvertures de bure où il suait d'abondance, comme en un sauna : l'œuvre géniale transpire du corps ainsi qu'une sécrétion. Elle sort des glandes. Des dizaines de kilomètres, tous les jours, marchaient Rousseau et Diderot. Les idées nouvelles émanent d'athlètes. Le sobriquet Platon signifie, en grec : large d'épaules. Il faut imaginer les grands philosophes en joueurs de rugby. A travers le gréement du trois-mâts en route de Saint-Malo à Baltimore, Chateaubriand surclassait les matelots dans la gymnastique acrobatique et la voltige.  

 On demandait à Malebranche comment et pourquoi Il avait créé le monde, avec son cortège de peines et d'ennuis, de crimes et d'abominations, ce Dieu infini qui eût pu si aisément se reposer en jouissant éternellement de son intelligence et de bonheurs renouvelés ; à quoi le philosophe avait coutume de répondre que nul ne crée que par un supplément de puissance : donc l'univers naît de la surpuissance du facteur. Dans la pratique, rien de plus vrai. Plus de force et l'œuvre vient ; et de la faiblesse rien.  

 On rencontre donc peu de génies malades, drogués, faibles ou mélancoliques. Doutant, oui ; pathologiques, non. Elle a produit beaucoup d'émules stériles, la publicité romantiques et menteuse en faveur de l'inventeur fou, désaxé ou déséquilibré dont l'œuvre marche à la névrose ou à la chimie : rien ne sort d'une piqûre ni d'un flacon d'alcool. Ou plutôt : à supposer que, faible et alangui, commence l'ouvrier, l'œuvre, petite et croissante, fonctionne, vite, pour lui, comme un appui, et sans cesse le renforce. L'œuvre habite dans la force, puis la puissance loge dans l'œuvre. L'une se nourrit de l'autre qui se repaît d'elle, de sorte que toutes deux, en symbiose spiralée, grandissent l'une par l'autre en augmentant leur résistance à l'attraction de la mort.

 Ce qu'on appelle l'immortalité des chefs d'œuvre résulte simplement de cette volute positive qui s'alimente et s'élargit en revenant sur soi, comme un tourbillon ou une galaxie. La santé vitale produit d'ellemême, ensuite le produit rejaillit sur la vie, jusqu'à vaincre la morbidité comme la mortalité. Ainsi vit encore intensément ce qui naquit voici deux mille ans. Si l'œuvre a besoin de l'ouvrier, à un moment celui-ci n'a plus besoin que d'elle : à lui donner son corps et sa vie, elle la rend avec bénéfice. D'où, à la limite, la victoire sur la mort.  

 Donc il existe une hygiène, oui, une diététique de l'œuvre. Les sportifs de haut niveau vivent comme des moines et comme ces athlètes les créateurs. Cherchez-vous à inventer ou à produire ? Commencez par le gymnase, les sept heures régulières de sommeil et le régime alimentaire. La vie la plus dure et la discipline la plus exigeante : ascèse et austérité. Résistez férocement aux discours ambiants qui prétendent le contraire. Tout ce qui débilite stérilise : alcool, fumées, veilles longues et pharmacie. Résistez non seulement aux drogues narcotiques, mais surtout à la chimie sociale, de loin la plus forte, et donc la pire : aux médias, aux modes convenues. Tout le monde dit toujours la même chose et, comme le flux de l'influence, descend la plus grande pente ensemble.  

 L'œuvre d'art fait barrage devant cet écroulement. Victoire sur la mort, elle s'identifie à la vie et il n'y a de vie connue qu'individuelle. Singulière. Originale. Solitaire. Entêtée. L'œuvre d'art fait une espèce animale à soi seul, puisque son arbre, phylogénétique, produit des fruits ou des bourgeons individués, livres, musique, films ou poèmes. Elle vient donc de la disposition unique des neurones et des vaisseaux sanguins. Jamais de la banalité collective. Inverse de la mode, opposée à ce qui se dit, elle résiste par définition aux médias, je veux dire à la moyenne.  

 Le but de l'instruction est la fin de l'instruction, c'est-à-dire l'invention. L'invention est le seul acte intellectuel vrai, la seule action d'intelligence. Le reste? Copie, tricherie, reproduction, paresse, convention, bataille, sommeil. Seule éveille la découverte. L'invention seule prouve qu'on pense vraiment la chose qu'on pense, quelle que soit la chose. Je pense donc j'invente, j'invente donc je pense : seule preuve qu'un savant travaille ou qu'un écrivain écrit. A quoi bon travailler, à quoi bon écrire, autrement ? Dans les autres cas, ils dorment ou se battent et se préparent mal à mourir. Répètent. Le souffle inventif donne seul la vie, car la vie invente. L'absence d'invention prouve, par contre-épreuve, l'absence d'œuvre et de pensée. Celui qui n'invente pas travaille ailleurs que dans l'intelligence. Bête. Ailleurs que dans la vie. Mort.  

Michel Serres (1930-2019),  Le Tiers-Instruit, éd. François Bourin, 1991, p. 144-146.  

Corrigé du DM n° 1 - Résumé de Michel Serres - CPGE 1e année - Lycée Bellevue L'auteur

 Michel Serres (1930-2019), reçu à l'École Navale, en démissionne pour préparer le concours d'entrée de l'École Normale Supérieure, où il est admis en 1952. Il soutient un diplôme d'études supérieures au sujet des structures algébriques et topologiques avec Gaston Bachelard, puis est admis 2e ex aequo à l’agrégation de philosophie en 1955. Doctorat de lettres,  carrière universitaire en France et aux États-Unis, élu à l'Académie Française. De l'aveu même de Serres, son désir d'entrer en philosophie est né de la lecture de Simone Weil. S'intéresse à la philosophie des sciences, à l'épistémologie. Profondément optimiste, sa philosophie a pu être critiquée pour sa naïveté, son scientisme, ou ses approximations. Usant d'un vocabulaire choisi, parfois difficile et métaphorique, elle repose souvent sur une volonté de transposer des théories mathématiques ou physiques, qui permettent à ses yeux de transformer et éclairer notre monde. Cherchant à décloisonner le savoir, Michel Serres tente d'établir des liens, de lancer des ponts, d'entremêler savoirs scientifiques et littéraires pour réconcilier deux cultures qui pour lui n'en font qu'une.

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