En quoi Les Fleurs du mal est-il un recueil provocateur à sa publication ?

Au XIXème siècle, la littérature française est dominée par le romantisme, le parnasse, le naturalisme et le réalisme. Charles Baudelaire est l’un des plus grands auteurs de ce siècle, mais ce que l’on retient le plus de ce poète est sa modernité et son inclassabilité dans tous les mouvements de son époque. Romantique tardif, parnassien qui se renie, précurseur du symbolisme, il est avant tout un poète qui s’ouvre à la modernité et ouvre à la modernité. Il publie en 1857 l’œuvre de sa vie : Les Fleurs du Mal, qu’il aura d’ailleurs mis dix-sept ans à développer. Le recueil respecte une unité de forme, la poésie, et de thème, qui se rapporte à la quête d’un poète tiraillé entre le Spleen, une force destructrice qui mène à la mélancolie la plus profonde, et l’Idéal, un ailleurs merveilleux, paradis d’une perfection artistique et esthétique, qui vise à atteindre une beauté absolue. Nous sommes, à l’époque, dans une période où l’ordre moral est devenu très strict, à la suite du rétablissement de l’Empire par Napoléon III, d’ailleurs très contesté des auteurs de l’époque. Dès sa parution, le recueil des Fleurs du Mal est saisi. Treize poèmes sont incriminés, dont trois pour atteinte à la morale religieuse, et dix pour atteinte aux mœurs. Six autres poèmes sont d’ailleurs condamnés, dont « l’Ethée », « Lesbos », « Les bijoux », « Les métamorphoses du vampire », « Femmes damnées », et « A celle qui était trop gaie », pour l’évocation de thèmes choquants à l’égard du lecteur. Par conséquent, nous pouvons nous demander par quels moyens le recueil de Charles Baudelaire est choquant, déplacé, et par-dessus tout provoquant vis-à-vis du lecteur et la société de l’époque. Dans un premier temps, nous allons évoquer la reprise d’une esthétique classique pour mieux la dépasser, pour ensuite nous attarder sur la représentation de l’homme en général. Enfin, nous verrons que Les Fleurs du Mal sont en réalité modernes et choquantes par une alchimie poétique qui dépasse celle des auteurs romantiques de l’époque.

Pour commencer, Charles Baudelaire, dans ses Fleurs du Mal, reprend une esthétique classique pour encore mieux la dépasser.

Tout d’abord, il utilise en effet une structure et une forme de poèmes très classiques, avec un mètre majoritaire qui est l’alexandrin. Ce mètre extrêmement classique peut être aussi lié à des octosyllabes, qui évoquent un ton plus naturel qui se rapporte à la conversation. Les poèmes peuvent aussi être hétérométriques et comporter des mètres minoritaires, tels que l’heptasyllabe, le pentasyllabe, ou encore le décasyllabe. De plus, la forme des poèmes reste une forme qui n’évolue pas vraiment par rapport aux autres auteurs de son époque, avec essentiellement des poèmes courts (quatre-vingt-neuf en tout dans le recueil), et la moitié des poèmes du recueil des sonnets, les autres étant majoritairement composés de quatrains. Les Fleurs du Mal sont en effet un recueil sous la forme d’un texte poétique, avec cette contrainte formelle, et par une certaine musicalité qui s’en dégage. Le pouvoir poétique se dégage de la sonorité des mots, en plus du sens qui est mis en valeur par des figures de style. Nous pouvons aussi nous rappeler que le premier poète était Orphée, qui avec sa lyre, a donné naissance à la poésie et au lyrisme. Mais derrière cette esthétique classique, se cache la modernité des poèmes de Charles Baudelaire, la provocation se fait justement par cette modernité nouvelle de l’époque. On retrouve notamment dans le recueil, des quintils, des quatrains auxquels s’ajoute un vers qui diffère du reste de la strophe, des sonnets irréguliers qui ne respectent pas la composition ABBA ABBA CCD EDE. Enfin, il y a aussi un pantoum en particulier qui nous rappelle cette modernité. Il s’agit du poème « Harmonie du Soir », de la section « Spleen et Idéal », qui arbore une construction peu classique : les deuxième et quatrième vers de la première strophe sont transposés en tant que premier et troisième dans la strophe qui suit, et ainsi de suite. C’est une forme nouvelle que Baudelaire utilise pour moderniser son œuvre. On remarque aussi que ce poème met en valeur le thème de la mélancolie et de la nostalgie, on peut alors rajouter que la Beauté classique des Fleurs du Mal est ponctuée de malheur.

Ensuite, la Beauté classique des Fleurs du Mal respecte un « topos » poétique qui est l’allégorie féminisée, la déesse, beauté éternelle et source d’inspiration pour le poète, mise en valeur par cette esthétique classique. Elle est ponctuée d’une Beauté liée au malheur. C’est en quelque sorte une forme de sadisme dont nous fait part Baudelaire. On retrouve notamment dans le poème « Le Masque » de la première section des Fleurs du Mal, que l’ « âme [du poète] s’abreuve aux flots que la douleur fait jaillir [des] yeux [de la femme] ». Cette Beauté est justement liée à l’esthétique du choc. Walter Benjamin disait : « un choc comme un principal portique ». Baudelaire reprend cette formule pour la retranscrire dans ses poèmes, notamment par des antithèses et des oxymores, que l’on retrouve par exemple dans « Hymne à la Beauté », toujours dans la section « Spleen et Idéal ». L’auteur oppose directement le « ciel », à la « Terre » par les nombreux oxymores qui peuvent choquer le lecteur. On retrouve aussi des thèmes « chocs » dans tous les poèmes qui ont été condamnés, notamment le sadisme dans « Les métamorphoses du Vampire », l’obscénité et l’érotisme dans « A celle qui était trop gaie », ou encore « l’Ethée » qui fait de nombreuses allusions sexuelles, et qui voit cette sexualité comme un refuge.

Enfin, le choc et la provocation se retrouvent directement dans l’architecture du recueil, où le poète s’enfonce dans le blasphème, et le péché. La première section met en place la double postulation du Spleen et de l’Idéal, en passant par des cycles, l’un lié à l’art et au rôle du poète, qui pour le moment reste sur une esthétique quelque peu classique, ensuite, les femmes, et le Spleen, cette force destructrice qui peut faire référence indirectement au mal du siècle des romantiques. La deuxième section « Tableaux Parisiens » reprend la première, mais dans la ville de Paris, allégorie de l’âme du poète tiraillé et écartelé entre le Terre et le Ciel. Les deux sections peuvent nous faire penser plus ou moins à une esthétique classique, avec des poèmes tels que « l’albatros » dans la première section, qui reprend clairement les caractéristiques d’un héros romantique, poète incompris et marginalisé, seul et exilé.

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