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Le Pelerinage D'un Artiste Amoureux

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Par   •  5 Mai 2013  •  3 720 Mots (15 Pages)  •  1 999 Vues

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LE CORPS DE LA LANGUE

Assia BELHABIB

Département de Langue

et Littérature françaises

« Ensoleiller le récit sans le brûler. Composer des phrases grâce à des jeux de transparence en taillant en oblique la langue trop droite. »

Abdelkébir Khatibi

« On échoue toujours à parler de ce que l’on aime », disait Barthes. Cette affirmation qui tombe comme une sentence me laisse perplexe, du moins rêveuse. Je me suis souvent interrogée sur la dimension énigmatique du pronom personnel « on ». Qui renferme-t-il et que renferme-t-il ? En tout état de cause, il ne peut que référer à quelque chose de personnel. Personne ou objet d’amour ? La gageure qui est la mienne aujourd’hui est de relever le défi, d’oser rompre le silence pour parler non d’un homme- en l’occurrence Khatibi, mais du prolongement de cet homme, son écriture, au contact de laquelle les mots prennent corps, les mots prennent vie par et dans la langue. Voilà pourquoi, lorsque je lis du Khatibi, je ne peux m’empêcher de penser –et vous me direz de pécher- au(x) corps de la langue.

Je prendrai comme point de départ de ma lecture précisément ce qui constitue la dernière halte de sa production littéraire. Je revendique ce choix non pas par reniement ou oubli des œuvres précédentes, sans lesquelles celle-ci n’aurait pas vu le jour, mais parce qu’elle a le privilège d’être la dernière œuvre, celle qui ne s’est pas encore complètement détachée du corps ; corps de l’écrivain qui, en publiant, coupe le cordon plumitif, corps du texte à peine effleuré, et corps du lecteur qui se jette corps et âme dans l’exploration tâtonnante et haletante, avide de découvertes et fébrile de curiosité.

Ce serait donc dans le corps du lecteur que résiderait la menace de l’échec. Mais comment aborder sereinement le texte quand le corps tout entier est tendu vers cet autre corps qui se livre lentement, douloureusement et qui exige une attention de chaque instant. On ne dit pas assez l’effort physique et psychologique que demande la lecture. On redouble d’effort quand le corps est tour à tour secoué et pétrifié par l’attente . Il faut donc se jouer de ses émotions, manœuvrer pour les contraindre au silence, se donner bonne contenance pour porter le masque du lecteur impassible.

Pèlerinage d’un artiste amoureux m’a permis de revisiter la notion de l’aimance, à laquelle je voudrais modestement apporter ma pièce à l’édifice. L’aimance serait à la fois grâce de l’écriture et don de la lecture : corps à corps, lutte amoureuse, lutte victorieuse, lutte sans merci parce que justement lutte inassouvie. Il n’y aurait donc qu’une langue possible, celle de l’aimance ; « cette langue d’amour qui affirme une affinité plus active entre les êtres, qui puisse donner forme à leur affection mutuelle et à leurs paradoxes ».[1]

Poétique de la rencontre dans le déploiement dialogique, l’aimance se libère dans le mouvement : va et vient entre les êtres, entre les rives. Le personnage principal du roman, Raïssi est complètement tendu vers l’avènement de l’amour de l’autre comme autre. Toutes ses rencontres sont motivées par l’attente d’une proximité des corps comme si la langue ne s’exerçait que pour laisser les corps s’exprimer à leur tour. La langue, parce que justement nous l’habitons de bout en bout comme nous habitons le corps, est lieu de toute expérience. Il n’y a d’expérience que dans le cadre et sous la loi du discours. C’est clair : du sens ne peut être énoncé autrement que dans sa prise, son modelage, par la langue; et l’énoncé de ce sens ne peut se constituer autrement que sous la forme qui régit l’énonciation de sens dans la langue. Il y aurait toujours une phrase sous une position de sens.

Abdelkébir Khatibi écrit en français ce qu’il appelle la langue de la dissidence. La métaphore du corps de la langue rappelle que cette langue dont les lois souveraines pourraient le priver est une partie de lui et que toute privation ne saurait être qu’amputation. L’interdit qui pèse sur toute appropriation d’une langue est contre nature. La langue devient le territoire de l’expérimentation, exercice de l’altérité, apprentissage dans une réalité tenable et intenable. S’inventer une langue en creux, une langue dans la langue. Elire domicile dans une patrie nomade. Tout est dans la circulation, le jeu, l’inversion, le détour, la parure. L’écriture aboutit à une forme qui rassemble tous les fragments langagiers que l’auteur met en scène. Si la langue française n’est pas sa propriété, si elle n’est pas un héritage direct, si d’une certaine façon elle lui a été imposée, il n’en reste pas moins qu’en se l’appropriant, l’écrivain paradoxal est plus libre et vit une expérience limite du langage. « L’expropriation de la langue ou la séparation d’avec le lien. Elle met la langue natale en position d’exil », dit Khatibi.[2]

L’étranger de la langue construit à son tour l’hospitalité du récit : défricher la langue pour la cultiver à sa façon, lui donner un second souffle, une seconde vie. C’est là assurément le rêve de tout écrivain inventif.

Voilà donc ce qu’inaugure tout acte d’écriture : une double motivation travaillée par cette rupture et en quête de filiation et d’histoire. Lieu d’achoppement de l’oubli et de la mémoire, l’écriture se destine à se fixer à la lisière de cette double loi. Capteur de la mémoire revisitée par l’imaginaire de l’autre, l’écrivain est chasseur de signes. La révélation du message porté par la lettre découverte dans le mur est vécue comme une ascèse par Raïssi. Le genre épistolaire est emblématique de quelques questions liées à l’attachement, au lieu familier, à l’espace étranger, à la co-présence, au point de vue double qui tente de déjouer le point de vue intérieur par le regard extérieur et inversement.

Il y a dans ce roman comme une nouvelle naissance du personnage dans la langue. Construire son image, prendre soin de marquer le territoire de sa singularité est synonyme du désir de se faire admettre, de se faire accepter par le regard de l’autre. De l’artisan à l’artiste, il n’y a qu’un pas à franchir celui de la mise en mots. Travailler la langue comme on modèle la matière. Raïssi affirme:

« Oui, mon art est celui de l’harmonie stable, entre la matière, la forme et le signe décoratif. »(p. 57)

La langue prolonge le corps ou ampute le corps. C’est l’angoisse d’une demande de

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