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Le Nom De La Rose

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Par   •  12 Mars 2015  •  2 185 Mots (9 Pages)  •  1 132 Vues

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UN MANUSCRIT, NATURELLEMENT.

Le 16 août 1968, on me mit dans les mains un livre dû à la plume d’un certain abbé Vallet, Le Manuscrit de Dom Adso de Melk, traduit en français d’après l’édition de Dom J.Mabillon (aux Presses de l’Abbaye de la Source, Paris, 1842). Le livre, accompagné d’indications historiques en vérité fort mince, affirmait qu’il reproduisait fidèlement un manuscrit du XIVe siècle, trouvé à son tour dans le monastère de Melk par le grand érudit du XVIIe, qui a tant fait pour l’histoire de l’ordre bénédictin. La docte trouvaille (la mienne, troisième dans le temps donc) me réjouissait tandis que je me trouvais à Prague dans l’attente d’une personne chère. Six jours après, les troupes soviétiques envahissaient la malheureuse ville. En suivant un parcours hasardeux, je réussissais à atteindre la frontière autrichienne à Linz, de là je me dirigeais sur Vienne où je rejoignais la personne attendue, et ensemble nous remontions le cours du Danube. En un climat mental de grande excitation, je lisais, fasciné, la terrible histoire d’Adso de Melk, et elle m’absorba tant que, presque d’un seul jet, j’en rédigeai une traduction sur ces grands cahiers de la Papeterie Joseph Gibert où il est si agréable d’écrire avec une plume douce. Et ce faisant, nous arrivâmes à proximité de Melk,

où, à-pic sur une boucle du fleuve, se dresse encore le très beau Stift plus d’une fois restauré au cours des siècles. Comme le lecteur l’aura imaginé, dans la bibliothèque du monastère je ne trouvai trace du manuscrit d’Adso. Avant d’arriver à Salzbourg, une nuit tragique dans un petit hôtel sur les rives du Mondsee, et mon voyage à deux s’interrompit brusquement : la personne avec qui je voyageais disparut en emportant dans son bagage le livre de l’abbé Vallet, non point par malignité, mais à cause de la façon désordonnée et abrupte dont avait pris fin notre liaison. Il me resta ainsi une série de cahiers écrits de ma propre main, et un grand vide au cœur. Quelques mois plus tard à Paris, je décidais d’aller au bout de ma recherche. Des renseignements plutôt chiches que j’avais tirés du livre français, me restait la référence à la source, exceptionnellement détaillée et précise :

Vetera analecta, sive collectio veterum aliquot operum & opusulorum omnis generis, carminum, epistolarum, diplomaton, epitaphiorum, &, cum itinere germanico, adnotationibus & aliquot disquisitionibus R.P.D. Joannis Mabillon, Presbiteri ac Monachi Ord. Sancti Benedicti e Congregatione S. Mauri. — Nova Editio cui accessere Mabilonii vita & aliquot opuscula, scilicet Dissertatio de Pane Eucharistico, Azymo et Fermentato, ad Eminentiss. Cardinalem Bona. Subjungitur opusculum Eldefonsi Hispaniensis Episcopi de eodem argumento Et Eusebii Romani ad Theophilum Gallum epistola, De cultu sanctorum ignotorum, Parisiis, apud Levesque, ad Pontem S. Michaelis, MDCCXXI, cum privilegio Regis.{2}

Pontem S. Michaelis, MDCCXXI, cum privilegio Regis.

Je trouvai tout de suite les Vetera Analecta à la bibliothèque Sainte-Geneviève, mais à ma grande surprise, l’édition repérée divergeait sur deux détails : d’abord l’éditeur, qui était Montalant, ad Ripam P.P Augustinianorum (prope Pontem S. Michaelis), et ensuite la date de deux années postérieures. Inutile de dire que ces Analecta ne contenaient aucun manuscrit d’Adso ou Adson de Melk – et qu’il s’agit en revanche comme tout un chacun peut le vérifier, d’un recueil de textes de courte et moyenne longueur, quand l’histoire transcrite par Vallet sur plusieurs centaines de pages. Je consultai à l’époque des médiévistes illustres comme le cher et inoubliable Étienne Gilson, mais il fut clair que les uniques Vetera Analecta étaient ceux que j’avais vus à Sainte- Geneviève. Une pointe jusqu’à l’Abbaye de la source, qui s’élève du côté de Passy, et un entretien avec l’ami Dom Arne Lahnested me convainquit pareillement qu’aucun abbé Vallet n’avait publié de livres aux presses (d’ailleurs inexistantes) de l’abbaye. On ne sait pas trop la négligence des érudits français à fournir des indications bibliographiques d’une certaine crédibilité, mais le cas en question dépassait tout pessimisme raisonnable. Je commençai à penser qu’un faux m’était tombé dans les mains. Désormais le livre même de Vallet était irrécupérable (ou du moins ne me sentais-je pas le courage d’aller le quémander à qui me l’avait distrait). Il ne me restait donc que mes notes, dont je commençai dès lors à douter.

Il est des moments magiques, de grande fatigue physique et d’intense excitation, où surgissent des visions de personnes connues par le passé (« en me retraçant ces détails, j’en suis à me demander s’ils sont réels, ou bien si je les ai rêvés »). Comme je l’appris plus tard dans le beau livre de l’abbé de Bucquoy, surgissent pareillement des visions de livres non encore écrits. Si rien de nouveau ne s’était produit, j’en serais encore à me demander d’où peut bien venir l’histoire d’Adso de Melk ; seulement en 1970, à Buenos Aires, comme je fouinais sur les étagères d’un petit libraire antiquaire dans la Corrientes, pas très loin du plus fameux Patio du Tango de cette grande rue, voici que me tomba entre les mains la version castillane d’un opuscule de Milo Temesvar, de l’utilisation des miroirs dans le jeu des échecs, que j’avais déjà eu l’occasion de citer (de seconde main) dans mon Apocalyptiques et intégrés, en rendant compte de son plus récent les Marchands d’Apocalypses. Il s’agissait de la traduction introuvable de l’original en langue géorgienne (Tbilissi, 1934), et dans ces pages, à ma grande surprise, je lus de copieuses citations du manuscrit d’Adso, sauf que la source n’était ni Vallet ni Mabillon, mais bien le père Athanasius Kircher (quel ouvrage au juste ?). Un savant – que je ne juge pas opportun de nommer – m’a assuré par la suite que (et il citait les index de mémoire) le grand jésuite n’a jamais parlé d’Adso de Melk. Mais les pages de Temesvar se trouvaient sous mes yeux et les épisodes auxquels il se référait absolument analogues à ceux du manuscrit traduit par Vallet (en particulier, la description du labyrinthe ne laissant place à

aucun doute). Quoi qu’en ait écrit ensuite Benianino Placido{3}, l’abbé Vallet avait existé et de même certainement Adso de Melk. J’en conclus que les mémoires d’Adso semblaient justement participer de la nature des événements qu’il relate : enveloppés de nombreux et vagues mystères, à commencer par l’auteur, pour finir avec l’emplacement de l’abbaye dont Adso ne souffle mot, tenacement pointilleux là-dessus,

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