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La mécanique Du Coeur

Mémoire : La mécanique Du Coeur. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  12 Mars 2014  •  10 587 Mots (43 Pages)  •  801 Vues

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Il neige sur Édimbourg en ce 16 avril 1874. Un froid de canard paranormal cadenasse la ville. Les vieux spéculent, il pourrait s’agir du jour le plus froid du monde. À croire que le soleil a disparu pour toujours. Le vent est coupant, les flocons plus légers que l’air. BLANC ! BLANC ! BLANC ! Explosion sourde. On ne voit plus que ça. Les maisons font penser à des locomotives à vapeur, la fumée grisâtre qu’exhalent leurs cheminées fait pétiller un ciel d’acier.

Édimbourg et ses rues escarpées se métamorphosent. Les fontaines se changent une à une en bouquets de glace. L’ancienne rivière, habituellement si sérieuse dans son rôle de rivière, s’est déguisée en lac de sucre glace qui s’étend jusqu’à la mer. Le fracas du ressac sonne comme des vitres brisées. Le givre fait des merveilles en pailletant le corps des chats. Les arbres ressemblent à de grosses fées en chemise de nuit blanche qui étirent leurs branches, bâillent à la lune et regardent les calèches déraper sur une patinoire de pavés. Le froid est tel que les oiseaux gèlent en plein vol avant de s’écraser au sol. Le bruit qu’ils font dans leur chute est incroyablement doux pour un bruit de mort.

C’est le jour le plus froid du monde. C’est aujourd’hui que je m’apprête à naître.

Cela se passe dans une vieille maison posée en équilibre au sommet de la plus haute colline d’Édimbourg – Arthur’s Seat –, un volcan serti de quartz bleu au sommet duquel reposerait la dépouille de ce bon vieux roi Arthur. Le toit de la maison, très pointu, est incroyablement élevé. La cheminée, en forme de couteau de boucher, pointe vers les étoiles. La lune y aiguise ses croissants. Il n’y a personne ici, que des arbres.

À l’intérieur, tout est fait de bois, comme si la maison avait été sculptée dans un énorme sapin. On croirait presque entrer dans une cabane : poutres apparentes rugueuses à souhait, petites fenêtres récupérées au cimetière des trains, table basse bricolée à même une souche. D’innombrables coussins de laine remplis de feuilles mortes tricotent une atmosphère de nid. Nombre d’accouchements clandestins s’opèrent dans cette maison.

Ci-vit l’étrange Docteur Madeleine, sage-femme dite folle par les habitants de la ville, plutôt jolie pour une vieille dame. L’étincelle dans son regard est intacte, mais elle a comme un faux contact dans le sourire.

Docteur Madeleine met au monde les enfants des prostituées, des femmes délaissées, trop jeunes ou trop infidèles pour donner la vie dans le circuit classique. En plus des accouchements, Docteur Madeleine adore réparer les gens. Elle est la grande spécialiste de la prothèse mécanique, œil de verre, jambe de bois... On trouve de tout dans son atelier.

En cette fin de XIXe siècle, il n’en faut guère plus pour être soupçonné de sorcellerie. En ville, on raconte qu’elle tue les nouveau-nés pour s’en faire des esclaves ectoplasmiques et qu’elle couche avec toutes sortes d’oiseaux pour donner naissance à des monstres.

Pendant le long travail de contraction, ma très jeune mère observe d’un œil distrait flocons et oiseaux se casser silencieusement la gueule par la fenêtre. On dirait une enfant qui joue à être enceinte. Sa tête est pleine de mélancolie ; elle sait qu’elle ne me gardera pas. Elle ose à peine baisser les yeux sur son ventre prêt à éclore. Alors que mon arrivée se fait pressante, ses paupières se ferment sans se crisper. Sa peau se confond dans les draps comme si le lit l’aspirait, comme si elle était en train de fondre.

Elle pleurait déjà en escaladant la colline pour arriver ici. Ses larmes glacées ont rebondi sur le sol telles les perles d’un collier cassé. À mesure qu’elle avançait, un tapis d’étincelants roulements à billes se formait sous ses pieds. Elle a commencé à patiner, puis a continué encore et encore. La cadence de ses pas est devenue trop rapide. Ses talons se sont emmêlés, ses chevilles ont vacillé et elle a chuté violemment en avant. À l’intérieur, j’ai fait un bruit de tirelire cassée.

Docteur Madeleine est la première vision que j’ai eue. Ses doigts ont saisi mon crâne en forme d’olive – ballon de rugby miniature –, puis on s’est pelotonnés, tranquilles.

Ma mère préfère détourner le regard. De toute façon ses paupières ne veulent plus fonctionner. « Ouvre les yeux ! Regarde-le arriver ce minuscule flocon que tu as fabriqué ! »

Madeleine dit que je ressemble à un oiseau blanc avec des grands pieds. Ma mère répond que si elle ne me regarde pas, ce n’est sûrement pas pour avoir une description à la place.

— Je ne veux rien voir, ni savoir !

Quelque chose semble soudain préoccuper le docteur. Elle n’a de cesse de palper mon torse minuscule. Son sourire quitte son visage.

— Son cœur est très dur, je pense qu’il est gelé.

— Le mien aussi, figurez-vous, ce n’est pas la peine d’en rajouter.

— Mais son cœur est réellement gelé !

Elle me secoue de haut en bas, ça fait le même bruit que lorsqu’on fouille dans une trousse à outils.

Docteur Madeleine s’affaire devant son plan de travail. Ma mère attend, assise sur son lit. Elle tremble maintenant et, cette fois, le froid n’y est pour rien. On dirait une poupée de porcelaine échappée d’un magasin de jouets.

Dehors, il neige de plus en plus fort. Le lierre argenté grimpe sous les toits. Les roses translucides s’inclinent aux fenêtres, enluminant les avenues. Les chats se changent en gargouilles, leurs griffes plantées dans la gouttière.

Dans la rivière, les poissons grimacent, arrêtés net. Toute la ville est sous la main d’un souffleur de verre, il expire un froid qui mord les oreilles. En quelques secondes, les rares courageux qui osent s’aventurer à l’extérieur se retrouvent paralysés, comme si un dieu quelconque venait de les prendre en photo. Emportés par l’élan de leur trottinement, certains d’entre eux se mettent à glisser le temps d’un ultime ballet. Ils sont presque beaux, chacun dans leur style, anges tordus avec écharpes plantées dans le ciel, danseuses de boîte à musique en bout de course ralentissant au rythme de leur tout dernier souffle.

Partout, passants gelés ou en passe de l’être s’empalent dans la roseraie des fontaines. Seules les horloges

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