LaDissertation.com - Dissertations, fiches de lectures, exemples du BAC
Recherche

L’Espagne, l’antithèse des Lumières. La consécration de la leyenda negra espagnole dans la littérature philosophique du XVIIIe siècle.

Cours : L’Espagne, l’antithèse des Lumières. La consécration de la leyenda negra espagnole dans la littérature philosophique du XVIIIe siècle.. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  25 Août 2017  •  Cours  •  5 815 Mots (24 Pages)  •  614 Vues

Page 1 sur 24

L’Espagne, l’antithèse des Lumières.

La consécration de la leyenda negra espagnole dans la littérature philosophique

du XVIIIe siècle.

Virginie Palette

Introduction

Plusieurs représentations de l’Espagne coexistent dans la littérature française du XVIIIe siècle[1] : il y a l’image pittoresque, diffusée par les littérateurs proprement dits[2], et il y a également la vision, négative et critique, transmise par les philosophes dans leurs essais et leurs fictions. C’est sans aucun doute cette dernière image qui fut la plus répandue dans l’opinion française à l’époque[3], et c’est aussi celle qui est passée à la postérité, obsédant l’inconscient et l’imaginaire collectif français de façon durable[4].

La décadence et l’engourdissement, dont l’Espagne fut victime au XVIIIe siècle[5], a naturellement favorisé la systématisation d’un ensemble de clichés négatifs, de ce que l’on nomma par la suite, d’après le livre éponyme de Julián Juderías, « la leyenda negra » espagnole[6].  Du point de vue de l’histoire de l’Espagne dans la littérature française, cette légende noire s’impose comme une sorte d’enclave entre deux « légendes blanches » : elle succède à une longue période, remontant à l’Antiquité et allant jusqu’au milieu du XVIIe siècle[7], où l’Espagne fut admirée et respectée, et précède la consécration bien connue de l’Espagne par les Romantiques français[8].

Les philosophes des Lumières ont généreusement contribué au développement de la légende noire espagnole. On pense d’emblée au portrait-type du caractère (psychologique et physiologique) des Espagnols, ces êtres paresseux, fiers, dévots, jaloux et graves. Cependant, quand on y regarde bien, on s’aperçoit que ces clichés sont de seconde main, puisqu’on les trouve déjà dans les récits de voyage qui fleurissent à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe, récits qui ont servi de matière première aux écrits des philosophes [9]. Ce qui est tout à fait nouveau, en revanche, et qui constitue donc la spécificité de la représentation de l’Espagne dans la France des Lumières, ce sont les stéréotypes qu’ils proposent des idées et des valeurs représentées par l’Espagne et surtout la fonction qu’ils leur confèrent.

Dans ce qui suit, c’est sur ces hétéro-stéréotypes[10] idéologiques que je vais me concentrer. En premier lieu, j’identifie et explore leur nature (1.), puis, afin d’identifier leur fonction spécifique dans la logique des enjeux internes du projet éclairé, je procède de manière contrastive en me référant à la fonction qui revient aux hétéro-stéréotypes de l’Espagne dans le Discours de la contrariété d'humeurs, écrit un siècle plus tôt par La Mothe Le Vayer.

  1.  L’Espagne : la nation de l’Inquisition.

Parmi les stéréotypes des idées symbolisées par l’Espagne à l’époque des Lumières, celui de l’Inquisition est sans aucun doute le plus emblématique. Aux yeux des philosophes, l’Espagne incarne la nation de l’intolérance et du fanatisme religieux.

Dans son œuvre précoce, les Lettres persanes, en 1721, Montesquieu offre une caricature de l’Inquisition[11]. La dénonciation est doublement indirecte, puisqu’elle a lieu dans une lettre écrite par un Français lambda, voyageant en Espagne, et que cette lettre est elle-même citée dans une autre lettre échangée entre deux persans, Rica écrivant à Usbek. Il s’agit là d’un procédé commun à l’époque des Lumières pour éviter la censure de la Cour.

Pour montrer à quel point la pratique de l’Inquisition est intégrée dans les mœurs espagnoles, et soutenue par l’opinion publique espagnole de ce temps[12], Montesquieu élabore une paraphrase ironique, disant que les « espagnols qu’on ne brûle pas »[13] sont attachés à l’Inquisition, au lieu de dire directement que tous les espagnols chrétiens sont derrière la couronne pour soutenir les pratiques de l’Inquisition. Or, on sait bien que les espagnols qu’on ne brûle pas, à savoir les cristianos viejos, les chrétiens non-convertis, représentent à l’époque la grande majorité de la population espagnole, étant donné que les juifs et les musulmans ont été respectivement expulsés d’Espagne en 1492 et 1502.

Le Français, à qui Montesquieu prête sa voix, exprime le souhait de retourner l’Inquisition contre elle-même, à savoir d’établir une Inquisition, non contre les hérétiques mais contre les « hérésiarques, qui attribuent à de petites pratiques monacales la même efficacité qu’aux sept sacrements, qui adorent tout ce qu’ils vénèrent, et qui sont si dévots qu’ils sont à peine chrétiens.[14] » Montesquieu subvertit ici la dénotation commune du terme « hérésiarque »[15], qui désigne habituellement le chef de file des hérétiques – ou bien, à l’occasion, l’auteur d’une hérésie. Les hérésiarques désignent ici les Inquisiteurs en personne, à savoir ces moines qui font de l’Inquisition une sorte de huitième sacrement.

Les inquisiteurs usent du pouvoir que leur offre leur ‘orthodoxie’ pour justifier la condamnation des hérésies. Il s’agit là d’un auto-stéréotype, c’est-à-dire d’une représentation fallacieuse que les espagnols ont élaborée à leur propre égard. Car, en réalité, ils « sont à peine chrétiens »[16], ajoute Montesquieu. Au détour de cette litote, Montesquieu accuse carrément les espagnols de manquer de vraie foi chrétienne. Et cette irréligiosité est mis en exergue par le fort contraste avec l’excès de leur dévotion, qui tend à la superstition  (« adorent »,  « vénèrent ») : « ils sont si dévots qu’ils sont à peine chrétiens. »

Voltaire suit les traces de Montesquieu et enraciner encore davantage les caricatures que son prédécesseur avait proposées de l’Inquisition. Nous avons vu que Montesquieu tournait déjà en dérision l’attachement viscéral des Espagnols aux pratiques de l’Inquisition. Voltaire donne à cet attachement un visage concret dans la peinture qu’il propose des scènes atroces d’autodafé. Dans le chapitre « De l’Inquisition » de ses Essais sur les mœurs, il dénonce en ces termes « ces sacrifices publics […] et des horreurs qui les précèdent » :

...

Télécharger au format  txt (38.5 Kb)   pdf (268.2 Kb)   docx (30.5 Kb)  
Voir 23 pages de plus »
Uniquement disponible sur LaDissertation.com