Rimbaud, "Je est un autre"
Discours : Rimbaud, "Je est un autre". Recherche parmi 303 000+ dissertationsPar Colocase • 10 Décembre 2025 • Discours • 3 027 Mots (13 Pages) • 12 Vues
Leçon Rimbaud « je est un autre »
Introduction :
Dans les sœurs de charité, Rimbaud écrit : « Tout notre embrassement n’est qu’une question », rendant problématique l’aptitude du sujet à se saisir dans son identité propre. A cette question pourtant, le poète donnera une réponse fulgurante, assertive, et dont la forme prédicative unit par la copule deux termes spectaculairement contradictoires, dans la lettre du 13 Mai 1871 à G. Izambard : « Je est un autre ».
En premier lieu, l’énallage syntaxique qui tend à objectiver le « je » et le hausser à une altitude générique, fait de cette proposition au présent gnomique une déclaration de principe en même temps qu’une profession de foi poétique. A rebours d’un cogito cartésien, et de toute forme d’ipséité conquise par un sujet impérialiste sur le monde, le cogito rimbaldien porte non seulement le soupçon sur cet idéal solipsiste d’une identité contrôlée, mais en fait surtout un principe fondamental de ses études poétiques. En second lieu, l’indétermination grammaticale suscite bien des ambigüités : d’une part, en effet, la relation attributive postule t-elle un résultat indépendant de toute volition ou suggère t-elle au contraire un processus ? D’autre part, le statut de l’article indéfini « un » renvoie t-il à une référence générique ou spécifique ?
Enfin, l’on peut soulever la question de la dimension diachronique de cet axiome autant poétique que philosophique en se demandant s’il se vérifie dans l’œuvre avec la même intensité dans les poèmes de Douais ou dans une Saison en enfer, et quelles variations l’itinéraire poétique de Rimbaud lui fait inéluctablement subir.
On se demandera ainsi comment la formule alchimique « je est un autre » se trouve au cœur d’une tension entre d’une part la reconnaissance d’une transcendance qui abolirait toute vertu créatrice et d’autre part l’idéal d’un processus méthodique et volontaire au service d’une nouvelle langue poétique, tension donc entre altération vécue et altération voulue.
Dans une première partie, nous tenterons de montrer que l’altération du sujet poétique est un processus volontaire avant d’envisager – et de façon peut-être non contradictoire – une extériorité radicale qui prendrait la forme d’une transcendance vide. Enfin, nous pourrons interroger l’impossible identité du sujet rimbaldien et les stratégies poétiques mises en œuvre pour « posséder la vérité dans une âme et un corps », ultimes paroles d’une Saison en enfer.
- L’altération du sujet poétique comme processus volontaire
- Remise en cause d’une subjectivité impérialiste : le déni d’une révolution copernicienne en poésie
Là où le cogito cartésien postulait une posture impérialiste du sujet qui soumet une extériorité sensible à sa raison, le cogito rimbaldien, en revanche, disqualifie toute poésie subjective, par essence horriblement fadasse, et si l’on peut entendre l’adjectif « subjectif » au sens de sentimentale et privilégiant les affects du moi, on peut aussi l’interpréter au sens génitif de poésie produite par le sujet lui-même. Or, l’exigence d’une poésie objective met ainsi inévitablement en cause l’identité du sujet poétique à lui-même, comme source d’effusions et réceptacle trop passif d’affections sensibles. Peut-être peut-on interpréter les premiers vers du Bateau ivre comme cet arrachement progressif à cette sacro-sainte poésie du sujet :
La rime par inclusion « impassibles/cibles » ne suggère t-elle pas en effet que les vieilleries poétiques parnassiennes, directement et satiriquement visées, doivent être abandonnées sur le bord de la rive ?
Le geste poétique qui préside à cette altération volontaire suppose ainsi ce « dégagement rêvé » pour reprendre une formule de Génie. Ainsi peut-on lire le quatrain d’éternité comme une invocation tutoyante à l’égard du nouveau sujet poétique :
Des humains suffrages
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon
Dégagement qui apparaît sous trois formes :
D’abord par l’inversion du verbe et des deux compléments d’objet indirect, ensuite par le lexique quasi oxymorique « communs élans », enfin au plan prosodique par la contre-assonance qui marque le hiatus et la solution de continuité entre le passé des effusions poétiques et la nouvelle langue.
Ainsi, les conditions de l’altérité passent par un geste négatif de soustraction, de dégagement ou encore de rejet :
La formule d’Alchimie du verbe s’avère dans son esthétique picturale le fondement du poétique : « J’écartai du ciel l’azur, qui est du noir », où la relative dans son étonnante simplicité vient conforter l’exigence idéale d’une poésie objective, idéal mis en acte aux premiers vers de Larmes dont la vertu métapoétique s’affirme certainement dans l’énumération privative qui balaye et raye du paysage suranné toute trace pastorale ou idyllique.
Après avoir examiné les conditions de l’altération, peut-être pouvons-nous envisager à présent le processus lui-même.
- Le dérèglement volontaire de tous les sens : de la poésie à la poétique
Si l’altération du sujet poétique implique une méthode ou encore pour parler comme Rimbaud, une étude, alors elle doit être conçue non pas tant comme état de fait mais comme résultat d’un processus expérimental qui prend le nom de voyance et auquel le factitif « se faire voyant » ajoute une dimension à la fois consciente et volontaire.
« Se faire voyant », comme le note G. Poulet, dans son étude La poésie éclatée, peut s’entendre en deux sens : soit au sens du participe présent actif, ce que confirme l’enlaidissement et l’encrapulement des comprachicos, qui rendent l’âme monstrueuse, soit comme participe présent à valeur adjectivale, auquel cas le voyant se ferait visible, instituant au sein même du grammatical ambigu la problématique que nous nous étions fixés.
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