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Charcuterie Et Lingerie Fines

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Par   •  4 Juin 2018  •  Commentaire d'oeuvre  •  2 046 Mots (9 Pages)  •  593 Vues

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Charcuterie Et Lingerie Fines

Ça suinte et ça goutte, ça dégouline et ça ruisselle, dans Delicatessen de Jean-Pierre Jeunet… Quasiment pas une scène d'où l'eau serait absente : elle s'infiltre par tous les murs, tombe du plafond, submerge les sous-sols, on la retrouve dans les conduites, dans les baignoires et jusque dans les bassines qui servent tantôt à astiquer les murs, tantôt à rustiner pour la Nième fois un préservatif antédiluvien.

Davantage qu'un motif d'arrière-plan, l'élément liquide est aussi la matérialisation d'une menace diffuse et permanente. Cette eau qui monte en permanence est comme un ultimatum, et fait naître chez le spectateur une angoisse qui va croissant. En dehors de sa connotation délétère, puisqu'elle véhicule les miasmes, la maladie, et porte donc en elle une mort sournoise et insidieuse, elle est aussi le vivier d'une tératogénie, qui va de la multitude d'escargots se multipliant tels un cancer aux mystérieux hommes grenouilles vivant dans les égouts. L'eau fait s'émietter les plafonds, rouiller les conduites, et par son action constante et silencieuse, elle est le vecteur d'une déréliction et d'une décrépitude qui rapproche de la mort, goutte à goutte. L'élément aquatique est à la fois imprévisible, à l'image de ces canalisation capricieuses qui ne fonctionnent que quand l'envie leur en prend, qui laissent couler l'eau à droite quand on tourne le robinet de gauche (et vice-versa) mais est aussi un élément impossible à maîtriser, envahissant, débordant de partout : que ce soit des tasses quand on sert du thé ou des baignoires quand on veut s'y suicider.

C'est aussi dans cette brume nocturne et verdâtre envahissant l'image qu'elle se donne à voir. La conjonction se fait alors entre l'humide et l'obscur, cet inséparable compagnon qui abrite lui aussi un danger caché, d'autant plus angoissant qu'il ne peut être nettement distingué. Et cette obscurité elle-même va de pair avec un sentiment d'exigüité : l'ensemble du film se situe entre quatre murs, dans une bâtisse étroite et tortueuse, sur plusieurs étages qui se rétrécissent, participant ainsi de l'impression d'entassement. Cet huis-clos étouffant tient aussi dans la multiplication des gros plans, donnant ainsi une impression de surdimensionnement des êtres humains, en particulier du boucher, par rapport à leur cadre.

Sombre, étroit et humide... Dès lors, la métaphore devient évidente : l'angoisse qui se dégage du film n'est autre que l’angoisse à l’égard du sexe féminin.

Selon Simone de Beauvoir réside toujours chez l'homme, de manière plus ou moins inconsciente, une part de peur à l'idée de la pénétration. Dissimulé en de complexes replis internes, l'organe féminin est nécessairement sournois et secrètement dangereux. Il est l'antre qui abrite toutes sortes de maladies et est sujet à de réguliers saignements dont le caractère bénin pour la femme ne peut être que suspect. De là découle aussi cette obsession fascinée de Jeunet (dont on ne sait trop si elle procède d'une attraction ou d'une répulsion) pour les nombreux plans où une caméra pénètre à l'intérieur de canalisations. En outre, l'homme nourrit toujours une angoisse particulière à l'idée de voir son organe, incarnation de toute sa puissance virile, englouti par celui de la femme. Le principal moteur du film –la peur d'être mangé- n'est en fin de compte qu'une métaphore de l'acte sexuel. De même, la petite taille de Dominique Pinon dans cette grande baraque dont les caractéristiques sont les mêmes que celles du sexe féminin, fait écho à cet effroi qu'inspire l'idée d'engloutissement. Simone de Beauvoir synthétise cette idée dans Le Deuxième sexe : "c'est en face d'elle [de la femme] que l'homme éprouve avec le plus d'évidence la passivité de sa propre chair. La femme est vampire, gouge, mangeuse, buveuse ; son sexe se nourrit gloutonnement du sexe mâle (…) Tout le plaisir que la femme tire du coït viendrait de ce qu'elle châtre symboliquement le mâle et s'approprie son sexe."

Pour Jeunet, la femme est une hydre, un monstre aux mille visages, dont chacun des personnages féminins porte l’un des masques. Figure de la matrone, Anne-Marie Pisani (l’épouse de Ticky Holgado) est une grosse femme aigrie et cruelle, prompte à s’exciter à la vue du sang. La séductrice que joue Karin Viard est vierge ascendant lion : tout un symbole. Etre ambigu dont on ne sait s’il est ami ou ennemi, Lilith ou Eve, elle est celle qui attire délibérément l’homme vers le pêché de chair. Briseuse de couple, séduite par l’adresse au couteau de Dominique Pinon (sans commentaires !), c’est elle aussi qui tendra le même couteau pour le tuer. Sa volonté de castration symbolique s'affirme donc à travers son pouvoir d'érection réel. De son côté, Silvie Laguna, la suicidaire hallucinée, actualise la fêlure originelle marquant la femme : fureur utérine, hystérie, le principe féminin, fondamentalement irrationnel, est depuis toujours frappé du sceau de la folie. De plus, l’impossibilité de mourir qui la poursuit lui confère une aura d’immortalité la rendant à la fois surnaturelle et inquiétante. La seule qui semble n’être pas représentée comme une menace est la femme âgée, et pour cause : si on en croit Simone de Beauvoir, la femme ménopausée appartient à un "troisième sexe", extrait de la sexualité. Dès lors, elle cesse d'inquiéter Jeunet et redevient naturellement une figure inoffensive.  

 Dans ce panthéon de la femme, il en est une cependant qui trouve grâce aux yeux sévères du cinéaste. Présentée comme une Vierge Marie, un idéal, Marie-Laure Dougnac joue la femme-enfant. En effet, à cette angoisse dont la femme est la source, Jean-Pierre Jeunet trouve une réponse : la fuite. Pour ne pas se confronter à l'acte sexuel, il préfère se réfugier dans un univers d'innocence enfantine.

On le sait, le réalisateur de La cité des enfants perdus et du Fabuleux destin d'Amélie Poulain aime choisir des acteurs qui ont "une gueule". Mais si le physique particulier des deux acteurs principaux colle si bien aux personnages qu'ils jouent, c'est loin d'être un hasard. Tous deux de petite taille, Dominique Pinon est, tel un des teletubbies, pourvu d'une tête plus grosse que la moyenne, tandis que Marie-Laure Dougnac possède un front relativement grand. Ils acquièrent ainsi des caractéristiques juvéniles. Cette dernière est également placée sous l'égide d'un père autoritaire auquel elle paraît totalement soumise, du moins durant la première partie du film. Sa maladresse, comme celle de Pinon, est attendrissante et lorsqu'elle l'invite à prendre le thé, il semble soudain qu'ils jouent à la dinette dans une maison de poupée. S'ajoute à cela tout l'univers du cirque entourant Dominique Pinon. Cet univers, indéfectiblement lié au monde de l'enfance, oscille entre une démarche d'enchantement et de fuite du réel. Il participe également de la dimension poétique de l'œuvre, à l'instar de cette scène de rencontre, où Julie surprend Louison dans un numéro de jonglage avec des bulles de savon. Même ses chaussures de clown, bien trop grandes pour lui, en font un personnage à la frontière entre l'enfant et l'adulte.

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