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Commentaire du discours de Suède d'Albert Camus

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Par   •  4 Septembre 2021  •  Commentaire de texte  •  4 213 Mots (17 Pages)  •  3 646 Vues

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                     Commentaire du « Discours de Suède » d’Albert Camus

Vous proposant le commentaire de ce « Discours de Suède », quels ont été mes objectifs?`

J’ai tenu à lire avec vous un texte qui illustre dans toute sa noblesse le « métier d’écrivain ».  Cette noblesse, en quoi consiste-t-telle?

1.Elle consiste à ne pas dissocier la pratique de l’écriture d’une visée morale.

2.De ce fait , l’écriture ne peut se contenter d’être « jeu formel » , désolidarisé de la communauté humaine, à laquelle l’écrivain se doit d’apporter une lueur d’espoir , en corrigeant ce qu’il y a d’inachevé dans la condition qui lui est impartie.

3.Cette correction implique la transfiguration esthétique de cette condition, à laquelle il s’efforce de donner du sens en la mettant en forme.

4.L’accomplissement de cette tâche implique que l’écrivain ne se compromette avec aucune idéologie, aucune pensée partisanes.

5. L’accomplissement de cette tâche implique en outre que l’écrivain ne se pose pas en juge, mais en ami d’une humanité qu’il cherche à comprendre dans toute sa complexité. Il ne juge pas, il justifie en s’efforçant de comprendre.`

6. Pour ce faire, ce n’est pas vers les Juges qu’il se tourne, vers ceux qui prétendent donner à l’Histoire son sens vrai, quel que soit le prix à payer, mais vers leurs victimes , vers les Muets et les Pauvres.

7. Son but est de comprendre et non de juger: celui qui comprend rassemble dans la paix; celui qui juge sépare dans la haine.

8. La parenthèse consacrée à l’extrait du Premier Homme comparant Jacques au berger de Kabylie visait à vous montrer comment l’écrivain, honore le métier d’écrivain, en se montrant tout à la fois réconciliateur de la communauté humaine et poète lyrique, extrayant un berger misérable de la boue de sa condition , en l’exaltant par la beauté de son verbe.

9. La lecture de ce discours était une introduction et une initiation au Premier Homme.

Voilà quels étaient mes objectifs.

Albert Camus apprend, le 16 octobre 1957, alors qu’il n’est âgé que de 44 ans, que le prix Nobel va lui être décerné. J’aimerais qu’ensemble nous dégagions les idées principales de ce discours prononcé à Stockholm, le 10 décembre 1957, et qui sera suivi d’une conférence prononcée quatre jours plus tard dans le grand amphithéâtre de l’université d’Uppsala (ville située au nord de Stockholm) : « L’Artiste et son temps ». Ce prix lui est attribué alors qu’il traverse une période de doute. Estimant que d’autres écrivains, tels qu’André Malraux, méritaient, plus que lui, ce prix, il envisage même de le refuser et il écrit à son instituteur de l’école primaire dont nous aurons l’occasion de reparler, Louis Germain, à qui il dédiera ce « Discours de Suède »,  le 19 novembre 1957: « On vient de me faire un bien trop grand honneur que je n’ai ni recherché ni sollicité. » Comme il l’écrit à Roger Martin du Gard, il se propose de définir dans ce discours ce qu’est pour lui « le rôle de l’écrivain », l.23, l’idée qu’il se fait de son art. À tous les moments charnières de son évolution d’écrivain, Camus a écrit et réécrit ce qu’on pourrait appeler son « art poétique ». Au temps de l’absurde correspondent, dans Le mythe de Sisyphe,  la « création absurde » et « la création sans lendemain »; au temps de la réflexion sur la révolte opposée à la notion de révolution, il consacre un des derniers chapitres de L’homme révolté, au lien entre Révolte et Art. Quand il s’est lancé dans ce qu’il est convenu d’appeler le cycle de l’amour dans son oeuvre, avant sa mort prématurée en 1960, il écrit ce « Discours de Suède ». Pour échapper à la panique, Camus s’efforce, dans ce Discours de Suède de définir une éthique propre à l’art, à cet art qu’il appelle son métier, à trois reprises: l.70; l.127; l.147. Pourquoi cette dénomination fait-elle sens? Parler de l’art de l’écrivain comme l’exercice d’un métier, c’est le situer et le définir comme une tâche à accomplir à l’intérieur d’une communauté humaine à laquelle il se doit d’être utile, à la vie de laquelle il se doit d’apporter une contribution. Une autre répétition mérite d’être relevée, me semble-t-il: celle du verbe « obliger », utilisé à cinq reprises: l.34; l.42; l.78; l.79. Parmi ces cinq occurrences, on relèvera l’emploi absolu, intransitif du verbe « obliger » (non suivi d’un complément d’objet), l.78: « j’ai été soutenu ainsi par le sentiment obscur qu’ écrire était aujourd’hui un honneur parce que cet acte obligeait (…) » Que signifie cet emploi absolu? Pour un écrivain du 20ème siècle, ravagé par les guerres, les pires atrocités, les tyrannies totalitaires, le colonialisme, « la peste » qui est d’abord le symbole de « l’instinct de mort » (l.99); pour l’écrivain, l’écriture est, essentiellement, un acte qui l’engage moralement vis—à-vis des autres hommes, de tous les hommes, de l’humain « aujourd’hui » (l.88), plus que jamais, menacé d’anéantissement: l’art ne peut ainsi se penser, selon  Albert Camus, que comme une correction de la réalité; c’est-à-dire que comme un acte de révolte solitaire, et solidaire tout à la fois des hommes, à l’égard desquels l’écrivain a le devoir de s’acquitter d’une dette. Un pacte d’ordre éthique lie donc l’écrivain et la communauté des hommes.   `À qui et à quoi fait-il allusion dans la dernière phrase du premier paragraphe. Il fait d’abord allusion aux écrivains dissidents des pays communistes de l’Est, victimes, au 20ème siècle, de la tyrannie des régimes totalitaires qu’ils dénoncent, tels que Boris Pasternak dont le roman Le Docteur Jivago, ce « grand livre d’amour » « universel », paru en Italie le 15 novembre 1957, est interdit de publication en URSS. Soljenitsyne, écrivain russe lui-même persécuté, comme vous le savez, auteur de L’archipel du Goulag, le remerciera pour cette allusion, dans son propre discours de Stockholm en 1970, où il lui sera d’ailleurs interdit de se rendre. D’autre part, Camus fait allusion à sa « terre natale »; c’est-à-dire l’Algérie, sa « vraie patrie », déchirée par la guerre civile jusqu’à l’indépendance en 1962; il rend hommage plus loin à cette terre natale qui l’a fait tel qu’il est et dont il conserve la nostalgie: l.143 à 145: « Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi. » Les valeurs morales d’Albert Camus, de l’auteur de Noces, sont donc une émanation de cette terre à laquelle il ne cessera de rendre hommage: « Reconnaissance à l’Algérie, à sa beauté, à sa solitude. », écrit-il dans ses Cahiers.  Quels sont donc, plus précisément, les principes de cette conception éthique, de cette conception morale du métier d’écrire? « Je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. », lit-on l.27-28. Que veut-il dire et quel est le sens de ce propos? L’art ne saurait être une fin en soi; un jeu formel pratiqué pour lui-même, et n’assumant aucune responsabilité à l’égard de la société de « son temps »: il est un moyen mis, l.49-50, « au service des » victimes de la tyrannie; l.65-66, au «service de la vérité», à « celui de la la liberté ». L’écrivain, « par temps de catastrophe » (l.97-98), est lié au respect de la dignité humaine par un serment de fidélité indéfectible (qui ne peut cesser d’être, qui dure toujours); ce serment fait « la noblesse » de son métier, l.70; « la noblesse du métier d’écrire » (l.127-128). Dans la conférence qui est le pendant du Discours de Suède, il critique ceux qu’il appelle « les fabricants d’art » de l’Europe bourgeoise et « la théorie de l’art pour l’art qui n’est que la revendication de cette irresponsabilité ». Une telle conception dégrade, discrédite la pratique de l’écrivain; elle réduit cette pratique au « divertissement » stérile, gratuit « d’un artiste solitaire »,  à la production d’un « art purement formel »; c’est-à-dire inconsistant, vain, du fait qu’il tourne le dos et à la réalité et à la communauté humaine. « L’art conteste le réel, mais ne se dérobe pas à lui », écrit-il dans L’homme révolté, p.323. Ce qui rend nécessaire la création et l’authentifie, c’est une exigence, un devoir de solidarité à l’égard des hommes: l’écrivain sait qu’il partage, veut partager la condition commune des hommes, animé qu’il est par un sentiment de profonde « sympathie »: cf. l.339 à 342 de l’extrait de La Peste, p.292: «  Après un silence, le docteur se souleva un peu et demanda si Tarrou avait une idée du chemin qu’il fallait prendre pour arriver à la paix. / -Oui, la sympathie. »  C’est la conscience fraternelle de l’appartenance à une communauté qui définit l’artiste; il lui est donc interdit de s’enfermer dans une tour d’ivoire. « L’honnête homme, déclare encore Tarrou dans La Peste, p.291, l.293 à 295, celui qui n’infecte presque personne, c’est celui qui a le moins de distraction possible. »; c’est-à-dire celui qui porte attention aux autres hommes et fait de ce souci un principe capital de son éthique d’homme et d’écrivain. C’est son universalité et non sa différence et son élection qui définit le « génie » littéraire. Dans la Conférence prononcée le 14 décembre 1957, il déclare au début, reprenant une formule de Pascal,  que « tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps » et, plus loin: « Contrairement au préjugé courant, si quelqu’un n’a pas droit à la solitude, c’est justement l’artiste. L’art ne peut être un monologue. » (p.254) Le message universel de l’oeuvre est utile à l’homme en ce qu’il permet l’approfondissement de la conscience morale de sa condition en lui offrant , l.33-34, p.240 du « Discours de Suède », « une image privilégiée des souffrances et des joies communes ». Mais en quoi ce privilège de l’image artistique consiste-t-il? Il l’explique dans le chapitre de L’homme révolté, intitulé « Révolte et art ». L’artiste ne peut échapper à la réalité; il lui fait face, se confronte à elle pour la corriger comme on l’a dit précédemment, c’est-à-dire pour substituer à l’éparpillement propre à l’expérience immédiatement vécue, l’unité. Car cette unité est susceptible de pourvoir la vie d’un sens qui la transforme, dans le roman, en destin. Cette correction de la réalité par la création, Camus la nomme, dans L’homme révolté, « stylisation » . C’est dans la puissance de cette stylisation que réside la révolte de l’artiste, de l’écrivain, du musicien; c’est grâce à elle que, pour s’acquitter de sa dette, l’écrivain offre aux autres hommes « une image privilégiée » de sa condition, qui vise à l’universalité. cf. Extrait de L’homme révolté, l.25 à 34: « Qu’est- ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l’action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où tout prend le visage du destin. Le monde romanesque n’est que la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l’homme. Car il s’agit bien du même monde. La souffrance est la même, le mensonge et l’amour. Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n’est ni plus beau, ni plus édifiant que le nôtre. Mais eux, courent jusqu’au bout de leur destin (…) ». Ce dépassement de l’inachèvement du réel dans l’art fait de celui-ci une source de consolation: « La littérature désespérée est une contradiction dans les termes. », écrit-il dans la note de L’homme révolté, p.328. L’art console l’homme de sa condition, en lui permettant de comprendre sa complexité. C’est bien une éthique de la création que définit ainsi Camus. Mais cette éthique ne fait nullement de lui un censeur, un « inquisiteur » (l.113) (un juge) qui, assuré de posséder la connaissance transcendante (supérieure) du Bien et du Mal, serait en position de juger, jouirait d’une position de surplomb qui lui permettrait de juger: l’écrivain a ainsi  pour figure antagoniste le procureur (l’avocat général) de L’Etranger, qui, dans son réquisitoire contre Meursault, a la « certitude insolente » (p.165, cinquième partie) de la guillotine: « Il disait qu’à la vérité, je n’en avais point, d’âme, et que rien d’humain, et pas un des principes moraux qui gardent le coeur des hommes ne m’est accessible. » Si le métier qu’il exerce est essentiellement moral, celui qui l’exerce n’est pas un moraliste: j’entends le mot « moraliste », non pas au sens d’observateur ironique des moeurs, comme au 17ème siècle, mais au sens de moralisateur, de donneur de leçons. L’écrivain, incertain, en proie à ses propres contradictions qui l’affligent, comme tous les hommes, d’un «  être double » (l.133, p.242); l’écrivain se refuse à « juger », comme il se refuse à livrer des « solutions toutes faites et de belles morales » (l.135-136), « tombées du Ciel »; l’écrivain, conscient du caractère problématique de la réalité qu’il représente en la transfigurant, est inassimilable à un « prêcheur de vertu » (l.142) (le prêcheur est celui qui fait un sermon). Il n’aspire qu’à « comprendre » (l.43) et faire comprendre. « Comprendre » est un mot à plusieurs sens (il est polysémique); il signifie aussi « rassembler », « faire tenir ensemble ». Le « Discours de Suède »  fait écho à La Peste, et plus précisément  aux  propos de Tarrou. Afin de porter secours à Rieux, de le seconder dans sa lutte contre le « fléau », le docteur Rieux étant débordé par l’épidémie, Tarrou, son ami, prend l’initiative de créer des « formations sanitaires volontaires ». En outre, il décrit, dans des carnets, la vie quotidienne à Oran au temps de l’épidémie. La « chronique » qu’est La Peste se nourrit des informations tirées de ses carnets. Un beau chapitre du roman est consacré à l’entretien des deux amis: « -Allons, Tarrou, qu’est-ce qui vous pousse à vous occuper de cela? », lui demande à la fin de leur dialogue, Bernard Rieux. Tarrou répond: « Je ne sais pas . Ma morale peut-être. / Et laquelle? / -La compréhension. » (p.155) Comprendre signifie rassembler, faire tenir ensemble. Juger, en revanche, signifie « désunir » et proscrire en châtiant. Je vous donne un exemple, à ce sujet, tiré de L’étranger, l’impression de Meursault lors de son procès, qui fait de lui, non pas seulement un paria, mais comme un tiers exclu, au cours d’une cérémonie dont il est le principal intéressé, pourtant: « En quelque sorte, on avait l’art de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait sans mon intervention. Mon sort se réglait sans qu’on prenne mon avis. » (Quatrième partie, pp.149-150). Dans La Volonté de puissance, Nietzsche écrit: « Au lieu du juge et du répresseur, le créateur. » Dans Humain, trop humain, Nietzsche écrit encore que qui juge est déclaré injuste, parce qu’il s’octroie un pouvoir supérieur qui ne lui appartient pas, n’étant qu’un homme comme les autres. La Conférence du 14 décembre 1957 reprend et approfondit cet argument: cf. photocopie 1re citation, p.4 de la liasse. J’aimerais qu’on lise à la suite de cela un passage du long extrait de la quatrième partie de La Peste. Tarrou, ami du docteur Rieux, évoque, dans un long « discours » (l.19, p.282), prononcé pour « se découvrir » (p.280); Tarrou son itinéraire spirituel, les convictions acquises au cours de sa vie. Il est, dans ce discours, le porte-parole de Camus dont il partage les valeurs: cf. l.267 à 281, p.290: « Oui, j’ai continué d’avoir honte, j’ai appris cela, que nous étions tous dans la peste, et j’ai perdu la paix. Je la cherche encore aujourd’hui, essayant de les comprendre tous et de n’être l’ennemi mortel de personne. Je sais seulement qu’il faut faire ce qu’il faut pour ne plus être un pestiféré et que c’est là ce qui peut, seul nous faire espérer la paix, ou une bonne mort à son défaut. C’est cela qui peut soulager les hommes et, sinon les sauver, du moins leur faire le moins de mal possible et même parfois un peu de bien. Et c’est pourquoi j’ai décidé de refuser tout ce qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu’on fasse mourir. » Cette volonté de compréhension de tous les hommes et la répulsion (le dégoût), à l’égard de ceux qui, au nom d’une idéologie, condamnent autrui et légitiment le meurtre, sont partagées par l’auteur du « Discours de Suède », on vient de le voir.  Plaidant vraiment pour l’amour du prochain, il ne peut, en un siècle ensanglanté, être du côté des instigateurs politiques (des responsables) de ces drames historiques, des « grands inquisiteurs » ( l.113, ceux que Tarrou nomme, l.233, p.289, « les grands pestiférés, ceux qui mettent des robes rouges »); l’écrivain doit être du côté de leurs victimes, du côté des « Muets », des « hommes silencieux » (l.148) des opprimés, des artistes réduits par l’oppression politique à ce silence qu’il a le devoir de « faire retentir par les moyens de l’art » (l.l57-58 du « Discours de Suède » ). La Peste, publiée en 1947, est la chronique d’une épidémie qui frappe la ville d’Oran. C’est à la première personne du pluriel que cette chronique est rédigée. Son narrateur se désigne  ainsi comme faisant partie de cette cité humaine ravagée par le fléau. Ce n’est que dans le dernier chapitre que l’on apprend l’identité de l’auteur de cette chronique: « Cette chronique touche à sa fin. Il est temps que le docteur Rieux avoue qu’il en est l’auteur. » (p.347) Donc « le héros »  de cette chronique en est aussi l’auteur (fictif), qui déclare dans le dernier chapitre: « (…) selon la loi d’un coeur honnête , il a pris délibérément le parti de la victime et a voulu rejoindre les hommes, ses concitoyens, dans les seules certitudes qu’ils aient en commun, et qui sont l’amour, la souffrance et l’exil. C’est ainsi qu’il n’est pas une des angoisses de ses concitoyens qu’il n’ait partagée, aucune situation qui n’ait été aussi la sienne. (…) Décidément, il devait parler pour tous. » (pp.347-348) L’écriture de la chronique est un acte qui prolonge et accomplit la tâche du médecin au « coeur honnête », comme il l’écrit dans l’avant-dernier paragraphe de l’oeuvre: « Cette chronique » « ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins. » (p.355) Tenter d’oeuvrer à la survie et au salut de l’homme, tel est donc le devoir moral de l’écrivain. Symétriquement, Tarrou affirme avec force, p.291, l.313 à 315: « Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau. » Cf. photocopie 2ème citation, p.4 de la liasse. Ainsi, dans ses Chroniques algériennes, Camus dénonce-t-il, huit ans plus tôt, en 1939, dans des articles bouleversants, la « Misère de la Kabylie » (« Alger républicain », Juin 1939). Mardi 8 septembre. J’ouvre une parenthèse pour lire avec  vous et commenter un extrait du Premier homme: cf.  photocopie p.4, 3ème citation. Jacques l’enfant, est, dans Le Premier homme, le double fictionnel de Camus et Pierre est son meilleur ami, issu, comme lui, d’une famille pauvre, vivant dans le quartier pauvre de Belcourt, à Alger. Par l’anneau d’une comparaison (« Ainsi »), et d’une paronomase (« poussé » / « pouvait ») (la paronomase et une figure qui consiste à rapprocher des mots offrant des sonorités analogues avec des sens différents), entre l’attachement du berger kabyle, de l’Arabe, à sa terre natale, à sa famille, d’une part, et l’attachement de l’enfant de colon à son milieu d’origine, l’écrivain exalte la communauté de valeurs de la communauté humaine. Il fait plus. Dans la première phrase, où protase (la première partie de la phrase) et apodose (la seconde partie) -séparées l’une de l’autre par deux barres obliques), sont l’une et l’autre constituées de deux ensembles ternaires progressifs, l’auteur corrige, par la beauté de l’écriture, la réalité de la condition misérable du berger, l’ennoblit, l’élève, c’est-à-dire l’extrait de cette condition par la louange (l’éloge) et  sa stylisation lyrique: l’écrivain accomplit ainsi pleinement, ici, dans ces deux phrases, et son devoir moral et son métier d’écrivain, d’artiste. Ce passage constitue, à mon sens, une admirable illustration de « la noblesse du métier d’écrivain », tel que le conçoit Albert Camus. Je referme la parenthèse. Nouveau point.  Engagé, Camus n’en rejette pas moins l’embrigadement; sa révolte est solitaire: parallèlement, Tarrou déclare, dans son discours, l.306 à 308, p.291: « (…) à partir du moment où j’ai renoncé à tuer, je me suis condamné à un exil définitif. Ce sont les autres qui feront l’histoire. »   Baudelaire écrivait, dans Mon coeur mis à nu, un Journal intime: « Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c’est-à-dire moral) que dans l’individu et par l’individu lui-même. » (p.681) Il en va de même pour l’artiste en tant qu’ « homme révolté ». Pourquoi cette remarque? L’artiste des années 50 du 20ème siècle est soumis à une double tentation, face à la souffrance et à la misère des hommes: il peut les fuir et se réfugier dans l’art formel, l’art conçu comme un pur jeu de formes. Il peut aussi essayer d’ utiliser cette souffrance et cette misère, dès lors qu’il subordonne son art aux exigences d’un parti dont il reprend et propage l’idéologie au nom d’un idéal révolutionnaire mortifère, comme le font les adeptes du réalisme socialiste. Les uns et les autres ne donnent pas à la douleur et à la misère la place centrale qui leur revient. Ils font ainsi de l’art un art mensonger : ils mentent et asservissent en cherchant à embrigader ( enrôler, enrégimenter); ils substituent à «  l’image privilégiée » offerte par le véritable écrivain, un message de propagande mensonger. De ce fait, ils dérogent aux deux règles qui, l.65-66, font, selon Albert Camus mais aussi selon la philosophe Hannah Arendt (l’écrivain se dresse, selon elle, contre le mensonge du politique, parce qu'il est un « diseur de vérité »), la grandeur du métier de l’écrivain: « le service de la vérité et celui de la liberté », même si, ou plutôt parce que l’une et l’autre sont toujours précaires (fragiles): « La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante. » (l.136 à 138, p.242) La conscience de cette précarité préserve l’écrivain de la « certitude insolente » de la machine à juger dont on parlait précédemment. Cf. dernière citation p.4 de la liasse, deux premières lignes: « Le penseur et l’artiste ne restent jamais sur les hauteurs olympiennes comme nous sommes habitués à le croire: ils sont toujours dans le trouble et l’émotion. » (Tolstoï, Que devons-nous faire?) La vérité est le souci de l’écrivain, l’horizon de son écriture. C’est pour toutes ces raisons que l’artiste est à la fois solitaire et solidaire en même temps. Ce n’est pas dans le cours de  l’Histoire insensée, « démentielle » (l.74), livrée à la pulsion de mort (l.99 du « Discours de Suède ») et dans la croyance révolutionnaire en un avenir radieux, dans l’amour illusoire du lointain, comme ne l’ont  que trop bien montré « les premiers procès révolutionnaires » (l.84) de l’ère stalinienne, et les régimes totalitaires; ce n’est pas là que le salut est à chercher, mais dans le rassemblement de « tous les hommes » (l.117-118), autour de valeurs pérennes (durables, éternelles): l’amour, la vérité, la liberté, portées par l’écrivain. Celui-ci refuse de se laisser berner par des idéologies qui prétendent « refaire le monde » (l.101-102). Sa tâche essentielle est de réunir les hommes afin d’ « empêcher que le monde ne se défasse » (l.103-104). Le métier d’écrivain est donc finalement d’abord une éthique, une déontologie propre à l’artiste qui lui interdit certains comportements; s’il ne conjugue pas esthétique et éthique (souci de la forme et souci moral), l’artiste se condamne à la stérilité et donc à l’insignifiance. (Déontologie: ensemble des règles et des devoirs régissant une profession, un « métier »). De cette conjonction dépend la naissance du « grand art » selon Camus: à l’adjectif « grand » , on donnera donc à la fois un sens éthique et un sens esthétique: le grand art atteint les sommets de la beauté quand il atteint ceux de la générosité… « Pourquoi créer si ce n’est pour donner un sens à la souffrance, fût-ce en disant qu’elle est inadmissible? », demandait Camus dans un texte consacré à Oscar Wilde (« L’artiste en prison ») , où il rappelait que ce fut en découvrant le malheur et la pitié que l’écrivain anglais avait découvert « les secrets de l’art ». Cf. la conclusion du discours de Tarrou: « Peut-on être un saint sans Dieu, c’est le seul problème que je connaisse aujourd’hui. » (p.293, l.358 à 360)

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