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La Société Contre L'Etat

Note de Recherches : La Société Contre L'Etat. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  5 Février 2013  •  1 351 Mots (6 Pages)  •  790 Vues

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Pierre Clastres

Le devoir de parole

Parler, c’est avant tout détenir le pouvoir de parler. Ou bien encore, l’exercice du pouvoir assure la domination de la parole : seuls les maîtres peuvent parler. Quant aux sujets : commis au silence du respect, de la vénération ou de la terreur. Parole et pouvoir entretiennent des rapports tels que le désir de l’un se réalise dans la conquête de l’autre. Prince, despote ou chef d’État, l’homme de pouvoir est toujours non seulement l’homme qui parle, mais la seule source de parole légitime : parole appauvrie, parole pauvre certes, mais riche d’efficience, car elle a nom commandement et ne veut que l’obéissance de l’exécutant. Extrêmes inertes chacun pour soi, pouvoir et parole ne subsistent que l’un dans l’autre, chacun d’eux est substance de l’autre et la permanence de leur couple, si elle parait transcender l’Histoire, en nourrit néanmoins le mouvement : il y a événement historique lorsque, aboli ce qui les sépare et donc les voue à l’inexistence, pouvoir et parole s’établissent dans l’acte même de leur rencontre. Toute prise de pouvoir est aussi un gain de parole. Il va de soi que tout cela concerne en premier lieu les sociétés fondées sur la division : maîtres-esclaves, seigneurs-sujets, dirigeants-citoyens, etc. La marque primordiale de cette division, son lieu privilégié de déploiement, c’est le fait massif, irréductible, peut-être irréversible, d’un pouvoir détaché de la société globale en ce que quelques membres seulement le détiennent, d’un pouvoir qui, séparé de la société, s’exerce sur elle et, au besoin, contre elle. Ce qui est ici désigné, c’est l’ensemble des Sociétés à État, depuis les despotismes les plus archaïques jusqu’aux États totalitaires les plus modernes, en passant par les sociétés démocratiques dont l’appareil d’État, pour être libéral, n’en demeure pas moins le maître lointain de la violence légitime. Voisinage, bon voisinage de la parole et du pouvoir : voilà qui sonne clair à nos oreilles dès longtemps accoutumées à l’écoute de cette parole-là. Or, ne peut se méconnaître cet enseignement décisif de l’ethnologie le monde sauvage des tribus, l’univers des sociétés primitives ou encore - et c’est égal - des sociétés sans État, offre à notre réflexion cette alliance déjà décelée, mais pour les sociétés à État, entre le pouvoir et la parole. Sur la tribu règne son chef et celui-ci également règne sur les mots de la tribu. En d’autres termes, et tout particulièrement dans le cas des sociétés primitives américaines, les Indiens, le chef - l’homme de pouvoir - détient aussi le monopole de la parole. Il ne faut pas, chez ces Sauvages, demander : qui est votre chef ? mais plutôt : qui est parmi vous celui qui parle ? Maître des mots : ainsi nombre de groupes nomment-ils leur chef. On ne peut donc, semble-t-il, penser l’un sans l’autre le pouvoir et la parole, puisque leur lien, clairement méta-historique, n’est pas moins indissoluble dans les sociétés primitives que dans les formations étatiques. Il serait cependant peu rigoureux de s’en tenir à une détermination structurale de ce rapport. En effet, la coupure radicale qui partage les sociétés, réelles ou possibles, selon qu’elles sont à État ou sans État, cette coupure ne saurait laisser indifférent le mode de liaison entre pouvoir et parole. Comment s’opère-t-elle dans les sociétés sans État ? L’exemple des tribus indiennes nous l’enseigne. Une différence s’y révèle, à la fois la plus apparente et la plus profonde, dans la conjugaison de la parole et du pouvoir. C’est que si, dans les sociétés à État, la parole est le droit du pouvoir, dans les Sociétés sans État au contraire, la parole est le devoir du pouvoir. Ou, pour le dire autrement, les sociétés indiennes ne reconnaissent pas au chef le droit à la parole parce qu’il est le chef : elles exigent de l’homme destiné à être chef qu’il prouve sa domination sur les mots. Parler est pour le chef une obligation impérative,

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