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Comment penser la télé-réalité, cette mise en écran obscène du grand déballage permanent ?

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Par   •  18 Avril 2015  •  Analyse sectorielle  •  2 252 Mots (10 Pages)  •  738 Vues

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Comment penser la télé-réalité, cette mise en écran obscène du grand déballage permanent ? Avant tout comme une sorte de «grande bouffe» télévisuelle qui signe notre entrée dans la civilisation de l'étouffement : au nom du remplissage impératif des antennes, un trop-plein d'images vides de sens aboutit paradoxalement à tuer le réel. Décryptage.

Par Gilles Weyer

[22 novembre 2003]

Plus près, toujours plus près. Depuis que la télé-réalité fait son cinéma et que la caméra DV (vidéo numérique) a fait son entrée en scène, on ne sait plus à quel saint se vouer pour ne pas être contaminé par la réalité. Le réel est mis à l'épreuve des écrans (1). Il est partout. Dans les séquences de «Strip-Tease», comme dans celles de «Koh-Lanta». Hier, du temps de Frédéric Rossif et de «La Vie des animaux», les critiques tentaient d'établir une hiérarchie entre le méprisé «docucu» et le documentaire «de création». Aujourd'hui, les concepteurs de télé-réalité sont en passe d'être considérés comme des auteurs. Les vrais gens font irruption sur les écrans. Ils sont juge et partie. Le point de vue du réalisateur se confond avec le sentiment de ces modèles de vie. Il y a les nuls, et les pas nuls ; le discours adolescent a pris le dessus. Sous les décombres de la représentation, seul un petit nombre rechigne. Misère symbolique, crient les uns ; voyeurisme, se lamentent les autres. Mais il faut se rendre à l'évidence. La vie en direct a gagné. La vie immédiate a vaincu la médiation.

L'insupportable, l'impitoyable, ont répondu à la demande. La démocratie sera participative ou ne sera pas. La télé sera interactive ou ne sera pas. L'opération «Loft Story» a réussi. Elle a déclenché des réactions variées, bien que la dominante fut sociologique et psychologique, rarement technique et anthropologique. Une génération élevée sous la mère aurait enfin appris à se connaître, selon le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron. «Pour la première fois, a déclaré Steevy à un téléspectateur, mon père a dit qu'il était fier de moi, et c'est tout ce que je voulais entendre.» Après Loana, le «debriefing» est devenu permanent. Il aboutit, selon Jean Baudrillard, «à l'enchaînement automatique des individus dans des processus consensuels sans appel».

Il est impossible en effet de regarder une émission de télé-réalité sans avoir droit à un grand déballage. Dans l'isoloir, les participants se confessent. Et sur les plateaux, les commentaires vont bon train. Parfois, au château de la «Star Ac», à Dammarie-les-Lys, dans le 77, cela devient «trop délire». Les candidats trouvent la vie «hyperdure». Ils ne parviennent pas à contenir leurs larmes. L'émission terminée, il arrive aussi que les participants se rebellent. Un ancien candidat de «L'Ile de la tentation» accusait récemment TF1 d'avoir détruit son couple. Les éliminés de «Popstars» ont du mal à se réinsérer dans la vie active. Les éclopés du «Loft» se mordent les doigts.

Bienvenue dans "l'ère du remplissage" !

Dans la presse, on multiplie les enquêtes sur cette télé qui fait mal aux gens. On dénonce un jour, on constate un autre. Il y a même des lofteurs heureux. Les revues s'emparent de la question. «"Loft Story", "Le Maillon faible" ou "Star Academy" (...) mériteraient qu'on les décortique parce qu'ils nous disent ce qu'est la société et où elle va», affirme dans la revue Esprit Denis Olivennes, l'ancien directeur général de Canal+ (2). Des livres paraissent qui tentent d'élucider cet engouement de la jeunesse pour ce nouveau cauchemar climatisé. Les professeurs s'inquiètent de cette génération sous influence qui se précipite au casting de ces terribles émissions. Mais rares sont ceux qui prennent à bras-le-corps ce que le psychanalyste et juriste Pierre Legendre nomme tout simplement «le meurtre de l'image».

Un sociologue mal avisé annonçait il y a vingt ans l'ère du vide. On disait alors l'individu effacé. Nous voici maintenant pour de vrai dans «l'ère du remplissage». La réalité déborde de toutes parts, l'individu «explose» et nous ne savons plus comment les contenir. Il y a trop de réel, partout, trop d'émotions feintes ou de sincères émois. «L'homme est un sorcier pour l'homme et le monde social est d'abord magique», disait Sartre. La croyance au monde social tel qu'il se présente, à l'émotion telle qu'elle se manifeste, entraîne tout un chacun dans un monde où la distinction entre «l'image» et «la réalité» s'amenuise.

La télé-réalité envahit l'espace des plateaux de télévision comme elle gangrène le discours de certains cinéastes et de certains hommes politiques. Avant de hurler au loup, il ne faudrait pas se tromper de cible. La télé-réalité n'est pas une erreur de parcours. Elle accompagne une mutation technologique qu'il serait bon d'interroger. L'individu-roi ne tombe pas du ciel. Dans cette affaire de «remplissage» et de vide congédié, dans ce trop de réel qui sature la parole, l'excès de proximité, l'excès d'émotion, l'excès de moralisation participent d'une même imposture. Nous sommes véritablement entrés dans la civilisation de l'étouffement.

La télé-réalité n'est que le signe de cette promiscuité générale. Elle en est un des avatars. Car le mal provient d'un malaise plus profond. Et le paradoxe est total. Ce que nous ne parvenons pas à obtenir de notre désir ou de notre vision politique, nous le demandons à la technique. Nous mettons tous nos espoirs en elle. En l'ignorant. Puisque nous faisons tout pour oublier la caméra automatique, et nous rendre transparents devant elle. Notre confiance envers le dispositif technique est sans limites. Ce que nous n'oserions pas demander à la vie, nous le demandons à la caméra numérique. La pénétration de la réalité par les appareils imprègne nos comportements. A quel prix ! Il n'est plus question de re-présenter le réel. Il n'est plus question d'apprendre aux enfants à construire leur regard. Le réalisateur ne se soucie plus d'assigner le spectateur à une place dont celui-ci puisse bouger : il le scotche.

Le réalisateur

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