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Le chagrin et le Néant de Gilles Philippe

Fiche de lecture : Le chagrin et le Néant de Gilles Philippe. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  26 Mai 2014  •  Fiche de lecture  •  1 596 Mots (7 Pages)  •  625 Vues

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Gilles Philippe a participé à plusieurs éditions destinées à la Pléiade (Sartre, Bataille, Camus) et dirigé les quatre volumes des Œuvres complètes de Marguerite Duras. Sa préface de 2011, «Un nouvel art de la prose» (tome I), a été unanimement saluée. Celle de 2014, «Le Chagrin et le Néant» (tome III), est aussi brillante que sensible. En voici quelques bonnes feuilles.

«“Between grief and nothing, I will take grief.” Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin. Et toi, tu choisirais quoi ?» Il opte pour le néant par haine du compromis. Elle préfère le chagrin, sans doute parce que le néant est un compromis plus grand encore.

Marguerite Duras n’avait peut-être pas lu Les Palmiers sauvages de William Faulkner, mais en 1960 elle avait vu À bout de souffle de Jean-Luc Godard, et elle avait certainement été attentive à cet âpre dialogue. En 1964, Le Ravissement de Lol V. Stein nous montrait d’ailleurs une femme qui, dépossédée de son fiancé, veut assister à la scène amoureuse dont elle est exclue ; non qu’elle soit jalouse, mais — tout à l’inverse — elle s’étonne de ne pas éprouver le moindre sentiment. Lol devrait connaître le chagrin, elle ne trouve que le néant. En 1958 déjà, dans Moderato cantabile, Anne Desbaresdes et Chauvin étaient hantés par l’idée de la passion qui va jusqu’au meurtre ; ils ne rencontraient que le vide. En 1960 encore, la femme d’Hiroshima mon amour était habitée par la nostalgie de la souffrance jadis éprouvée à Nevers. Car il y a pire que la souffrance, il y a la fin de la souffrance : «Comme toi, moi aussi, j’ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l’oubli. Comme toi, j’ai oublié. Comme toi, j’ai désiré avoir une inconsolable mémoire, une mémoire d’ombres et de pierre.»

L’œuvre est complexe et ambiguë, mais on peut le dire : entre le chagrin et le néant, Marguerite Duras aurait choisi le chagrin. Dans Les Petits Chevaux de Tarquinia en 1953, aux intellectuels creux dont les sentiments sont factices et les phrases frappées au coin du «peut-être», elle opposait la douleur d’un couple de paysans dont le fils vient de mourir. Et à tout prendre, dans Le Vice-consul de 1966, la souffrance de Jean-Marc de H. était plus enviable que l’impavidité, ou plutôt la vacuité, ou encore, pour parler comme Duras, la «vanité d’Anne-Marie Stretter». Avant d’entrer dans l’œuvre par la grande porte (celle du bal où elle vole le fiancé de Lol), celle-ci était d’ailleurs apparue comme une forme vide, «immense mort-née», en quête d’une douleur physique qui conjurerait le néant et tiendrait lieu de chagrin. En 1962, en effet, une première version de L’Homme assis dans le couloir nous la montrait cherchant dans le sexe puis dans la violence la certitude de ressentir enfin quelque chose et l’évidence d’exister pleinement.

C’est avec raison que la critique a toujours parlé d’effacement, de décentrement ou d’évidement pour caractériser la poétique et l’écriture de Marguerite Duras. Mais il reste à dire qu’il y a derrière tout cela moins une revendication qu’un drame : la peur de ne rien ressentir, la peur de ne pas exister. […] Parfois, il est vrai, Marguerite Duras semble exhiber voire exiger la perte : «C’est l’abolition du sentiment, oui, c’est ça qui m’intéresse le plus», insiste-t-elle en 1964, et à nouveau en 1967 : «À mesure que j’écris, j’existe moins.» La double postulation de Lol, c’est la sienne : le sentiment la fascine et la dégoûte tout à la fois. Tout comme Jean Genet aurait décidé, selon le grand livre de Jean-Paul Sartre en 1952, d’endosser l’identité qu’on lui imposait et d’être le voleur qu’on disait qu’il était, de même Duras semble parfois vouloir se débarrasser, et avec quelle violence, de ce qui précisément lui est refusé: le sentiment du réel, la réalité du sentiment. Sartre appelait cela un « tourniquet » : on décide de refuser ce qui, justement, nous est refusé, et de vouloir ce qui, justement, nous est imposé. Comme Genet, Duras joue à «Qui perd gagne». Comme lui, elle se prend les pieds dans le tapis d’une incontrôlable dialectique ; comme lui, elle trouve une solution dans le « sublime », c’est-à-dire à la fois la célébration et la négation du réel et du sentiment. Pour bien comprendre ce qui se résout dans l’oeuvre, il faut alors faire tourner le tourniquet dans les deux sens : prendre acte d’une évidente volonté d’effacement, mais surtout mesurer ce qui, dans cette décision, trahit un manque et une douleur. […]

Qu’on relise encore cette brève Maladie de la mort de 1982 qui apparaît désormais, et à juste titre, comme un texte majeur dans la production de Marguerite Duras. La prose y est froide et abstraite ; elle hésite entre le conditionnel et le présent ; le réel s’est

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