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L'enfant Noire

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Par   •  1 Novembre 2013  •  2 799 Mots (12 Pages)  •  1 398 Vues

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LA MOISSON

Décembre me trouvait toujours à Tindican. Décembre, c'est la saison sèche, la belle saison, et c'est la moisson du riz. Chaque année, j'étais invité à cette moisson, qui est une grande et joyeuse fête, et j'attendais impatiemment que mon jeune oncle vint me chercher.

La fête évidemment ne tombait pas à date fixe : elle dépendait de la maturité du riz, et celle-ci à son tour dépendait du ciel, de la bonne volonté du ciel. Peut-être dépendait-elle plus encore de la volonté des génies du sol, qu'on ne pouvait se passer de consulter. La réponse était-elle favorable, il ne restait plus, la veille de la moisson, qu'à demander à ces mêmes génies un ciel serein et leur bienveillance pour les moissonneurs exposés aux morsures des serpents.

Le jour venu, à la pointe de l'aube, chaque chef de famille partait couper la première javelle dans son champ. Sitôt ces prémices recueillies, le tam-tam donnait le signal de la moisson. Tel était l'usage. Quand à dire pourquoi on en usait ainsi, pourquoi le signal n'était donné qu'après qu'une javelle eût été prélevée sur chaque champ, je n'aurais pu le dire à l'époque ; je savais seulement que c'était l'usage et je ne cherchais pas plus loin. Cet usage, comme tous nos usages, devait avoir sa raison, raison qu'on eût facilement découverte chez les anciens du village, au profond du coeur et de la mémoire des anciens ; mais je n'avais pas l'âge alors ni la curiosité d'interroger les vieillards, et quand enfin j'ai atteint cet âge, je n'étais plus en Afrique.

J'incline à croire aujourd'hui que ces premières javelles retiraient aux champs leur inviolabilité ; pourtant je n'ai pas souvenir que ces prémices connussent une destination particulière, je n'ai pas le souvenir d'offrandes. Il arrive que l'esprit seul des traditions survive, et il arrive aussi que la forme, l'enveloppe, en demeure l'unique expression. Qu'en était-il ici ? Je n'en puis juger, si mes séjours à Tindican étaient fréquents, ils n'étaient pas si prolongés que je pusse connaître tout. Je sais seulement que le tam-tam ne retentissait que lorsque ces prémices étaient coupées, et que nous attendions fiévreusement le signal, tant pour la hâte que nous avions de commencer le travail, que pour échapper à l'ombre un peu bien fraîche des grands arbres et à l'air coupant de l'aube.

Le signal donné, les moissonneurs prenaient la route, et je me mêlais à eux, je marchais comme eux au rythme du tam-tam. Les jeunes lançaient leurs faucilles en l'air et les rattrapaient au vol, poussaient des cris, criaient à vrai dire pour le plaisir de crier, esquissaient des pas de danse à la suite des joueurs de tam-tam. Et, certes, j'eusse sagement fait à ce moment de suivre les recommandations de ma grand-mère qui défendait de me trop mêler aux jongleurs, mais il y avait dans ces jongleries, dans ces faucilles tournoyantes que le soleil levant frappait d'éclairs subits, tant d'alacrité, et dans l'air tant d'allégresse, tant d'allant aussi dans le tam-tam, que je n'aurais pu me tenir à l'écart.

Et puis la saison où nous étions ne permettait pas de se tenir à l'écart. En décembre, tout est en fleur et tout sent bon ; tout est jeune ; le printemps semble s'unir à l'été, et la campagne, longtemps gorgée d'eau, longtemps accablée de nuées maussades, partout prend sa revanche, éclate ; jamais le ciel n'est plus clair, plus resplendissant; les oiseaux chantent, ils sont ivres ; la joie est partout, partout elle explose et dans chaque coeur retentit. C'était cette saison-là, la belle saison, qui me dilatait la poitrine, et le tam-tam aussi, je l'avoue, et l'air de fête de notre marche ; c'était la belle saison et tout ce qu'elle contient — et qu'elle ne contient pas qu'elle répand à profusion! — qui me faisait danser de joie.

Parvenus au champ qu'on moissonnerait en premier lieu, les hommes s'alignaient sur la lisière le torse nu et la faucille prête. Mon oncle Lansana ou tel autre paysan, car la moisson se faisait de compagnie et chacun prêtait son bras à la moisson de tous, les invitait alors à commencer le travail. Aussitôt les torses noirs se courbaient sur la grande aire dorée, et les faucilles entamaient la moisson. Ce n'est plus seulement la brise matinale à présent qui faisait frémir le champ, c'étaient les hommes, c'étaient les faucilles.

Ces faucilles allaient et venaient avec une rapidité, avec une infaillibilité aussi, qui surprenaient.

Elles devaient sectionner la tige de l'épi entre le dernier noeud et la dernière feuille tout en emportant cette dernière ; eh bien! elles n'y manquaient jamais. Certes, le moissonneur aidait à cette infaillibilité : il maintenait l'épi avec la main et l'offrait au fil de la faucille, il cueillait un épi après l'autre, il n'en demeurait pas moins que la prestesse avec laquelle la faucille allait et venait, était surprenante.

Chaque moissonneur au surplus mettait son honneur à faucher avec sûreté et avec la plus grande célérité ; il avançait, un bouquet d'épis à la main, et c'était au nombre et à l'importance des bouquets que ses pairs le jaugeaient.

Mon jeune oncle était merveilleux dans cette cueillette du riz : il y devançait les meilleurs. Je le suivais pas à pas, fièrement, et je recevais de ses mains les bottes d'épis. Quand j'avais à mon cour la botte dans la main, je débarrassais les tiges de leurs feuilles et les égalisais, puis je mettais les épis en tas ; et je prenais grande attention à ne pas trop les secouer, car le riz toujours se récolte très mûr, et étourdiment secoué, l'épi eût abandonné une partie de ses grains. Je ne liais pas les gerbes que je formais ainsi : c'était là déjà du travail d'homme; mais j'avais permission, la gerbe liée, de la porter au milieu du champ et de la dresser.

A mesure que la matinée avançait, la chaleur gagnait, prenait une sorte de frémissement et d'épaisseur, une consistance à quoi ajoutait encore un voile de fine poussière faite de glèbe foulée et de chaume remué. Mon oncle, alors, chassant de la main la sueur de son front et de sa pomme, réclamait sa gargoulette. Je courais la chercher dessous les feuilles, où elle gîtait au frais, et la lui tendais.

— Tu m'en laisseras ? disais-je.

— Je ne vais pas la boire toute, dis

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