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Iceberg de Fred Cascak

Commentaire d'arrêt : Iceberg de Fred Cascak. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  12 Octobre 2014  •  Commentaire d'arrêt  •  2 860 Mots (12 Pages)  •  1 702 Vues

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Iceberg, de Fred Kassak

Irène s’étire sur sa chaise longue, entrouvre les yeux, bâille longuement et pouffe :

- Oh ! pardon ! Je n’ai pas mis ma main devant ma bouche.

Elle me considère, mi-confuse, mi-railleuse.

- Quelle importance ? dis-je.

- Pour vous, je suis sûre que ça en a.

- Mais non ! On dirait que ça ne me…

Irène a tendance à me croire à cheval sur les convenances et très pudibond. Tant mieux ! Parfait ! Je n’aime pas que l’on me connaisse trop. Je préfère rester pour elle un iceberg : un cinquième visible et le reste immergé.

Au début, je cherchais toujours à m’expliquer, je sautais sur les rares occasions qu’elle me donnait de parler de moi. Mais maintenant, c’est fini et je préfère changer de conversation. Je désigne la fenêtre du premier étage de la villa :

- Georges fait sa sieste ?

- Oui.

- Pourquoi ne la fait-il pas dans le jardin ?

- À cause du soleil.

Je me retiens de ne pas hausser les épaules : le soleil d’automne, à Bouville, n’a jamais tué personne.

Mais après tout, si je me trouve seul avec Irène dans le jardin et assuré d’un peu de tranquillité, je devrais

être le dernier à m’en plaindre. Mais je ne suis jamais seul avec Irène, ni dans le jardin d’ailleurs : la présence de Georges rôde toujours entre nous et elle ne pense qu’à Georges.

- Il fait bon, dit-elle. Jamais on ne se croirait au mois de septembre au bord de la Manche ! Quel beau

week-end ! C’est si gentil de nous avoir invités tous les deux. Vous savez que vous êtes un ami délicieux,

mon petit Bernard ?

- Oh ! pour ça, oui, je le sais. Je suis gentil, délicieux et charmant. Un ami.

Elle a refermé les yeux. Elle doit penser à Georges. Un demi-sourire trotte sur ses lèvres. Le visage d’une

femme comblée… Enfin presque… Je suppose que le mariage lui aurait mieux convenu qu’une aventure,

mais Georges lui interdit même d’y penser. Derrière mes lunettes fumées, je la contemple, étendue sur une

chaise longue, un bras replié sous la nuque. Elle se farde à peine, ses cheveux sont coupés courts, elle

s’habille sans recherche, ses traits ne sont ni très fins, ni très réguliers. Je ne la trouve ni gentille, ni

délicieuse, ni charmante et elle n’est pas mon amie. Je voudrais simplement l’avoir avec moi le reste de ma

vie. Et elle est à Georges…

J’ai rencontré Irène un soir de printemps à six heures et demie, près de la rotonde du parc Monceau. Elle sanglotait convulsivement, adossée à la grille, se tamponnant les yeux d’un petit mouchoir rose. Les

passants lui jetaient des regards furtifs et hâtaient le pas en détournant la tête. Ma première réaction fut de

les imiter, mais, poursuivi par l’image de cette détresse solitaire, je revins sur mes pas. Je suis d’une nature

assez sensible : je supporte difficilement la vue d’un homme ou d’une femme qui pleure. Seuls les enfants

m’agacent.

Je considérai quelque temps cette fille en larmes sans savoir que faire pour l’aider. J’aurais pu,

évidemment, l’aborder en lui demandant ce qui n’allait pas et en quoi je pouvais lui être utile. Mais peut-

être aurait-elle suspecté mes intentions, soupçonné quelque arrière-pensée. Or, d’arrière-pensée, je n’en

avais aucune à ce moment-là. Simplement je savais ce qu’est la solitude et je voulais faire un geste pour lui

témoigner un peu de chaleur humaine ; elle avait l’air d’avoir froid : elle frissonnait.

Mais, pour un timide, il est difficile de faire preuve de chaleur humaine. Or, je suis d’une nature très

timide. On pourrait même dire renfermée (et d’ailleurs on l’a dit). Je ne sais pas extérioriser, je ne sais pas

communiquer, je ne sais pas lier. Je restais là à la regarder sans me décider.

D’autant plus qu’il y avait tous ces passants qui n’arrêtaient pas de passer comme s’ils l’avaient fait

exprès et qui la regardaient. Si je l’abordais, ils me regarderaient aussi, et en règle générale, je n’aime pas

qu’on me regarde : on commence par vous regarder, puis on vous examine et on finit par vous juger. Pas de

ça avec moi.

Tout à coup, j’ai eu une inspiration : je venais de me souvenir qu’il y avait un fleuriste pas loin. J’achetai un petit bouquet de fleurs, je ne sais pas lesquelles, je ne m’y connais pas en fleurs. Quand je déposai le bouquet près d’elle, le froissement du papier de soie lui fit tourner la tête. Je marmonnai, les oreilles en feu : « Il ne faut pas pleurer comme ça. » De près elle faisait moins jolie que de loin. Moins poétique. De loin, évidemment, on ne voyait qu’une jeune fille éplorée. De près on voyait les

petits détails : les yeux rouges, le nez qui coule. Elle releva vivement la tête, me regarda. Un regard morne où pointaient un peu de surprise et d’irritation. Je lui souris et m’éloignai sans me retourner: si l’on ne veut pas rater ses sorties, il ne faut jamais se retourner. Nous nous sommes revus le lendemain. Je revenais de mon travail, elle du sien, comme la veille, et nos chemins se croisèrent encore devant la rotonde du parc Monceau. Elle ne pleurait plus. Seulement l’air abattu. C’est elle qui, la première, m’adressa un petit sourire contraint. Je me risquai à lui demander si elle allait mieux, elle me répondit : « un peu » et me remercia pour mes anémones (oui, au fait, c’étaient des anémones).

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