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Flaubert et l'illustration

Dissertation : Flaubert et l'illustration. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  24 Janvier 2018  •  Dissertation  •  5 858 Mots (24 Pages)  •  1 357 Vues

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        En 1922, Colette publie un roman autobiographique, La Maison de Claudine, où elle narre son enfance heureuse à la campagne. Elle y raconte ses premières expériences de lecture : "Amoureuse de la Princesse en son char, rêveuse sous un si long croissant de lune, et de la Belle qui dormait entre ses pages prostrée ; éprise du Seigneur chat botté d'entonnoirs, j'essayais de retrouver dans le texte de Perrault les noirs de velours, l'éclair d'argent, les ruines, les cavaliers, les chevaux aux petits pieds de Gustave Doré... Les gros caractères du texte couraient de l'un à l'autre tableau comme le réseau de tulle uni qui porte les médaillons espacés d'une dentelle. Pas un mot n'a franchi le seuil que je lui barrais." L'enfant qu'elle était, fascinée par les illustrations de Gustave Doré, construit son imaginaire sur les images et non sur le texte, qu'elle va jusqu'à repousser loin de son esprit. L'opposition entre le point de vue de jeune lectrice de Colette et celui d'écrivain de Flaubert laisse à voir l'immensité du débat que soulève la question de l'illustration du texte littéraire, du point de vue de la réception comme de la création. Flaubert écrit en effet à son ami Ernest Duplan en 1862 : " Jamais, moi vivant, on ne m'illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu'un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : "J'ai vu cela" ou "Cela doit être". Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L'idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu'une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d'esthétique, je refuse formellement toute espèce d'illustration". A travers ce rejet virulent de l'illustration littéraire Flaubert s'inscrit dans un débat majeur du XIXème siècle, où l'enjeu est considérable : il s'agit de défendre la littérature et ses spécificités face à l'invasion de l'image dans la société culturelle depuis plus de trente ans. La formule d'Horace "ut pictura poesis" et les multiples querelles théoriques et pratiques qu'elle a entraînées depuis la Renaissance sont actualisées à l'ère de l'industrie. Le développement exponentiel du marché du livre et la démocratisation des illustrations ont transformé le regard du lecteur du XIXème siècle, qui accorde de plus en plus d'importance à l'image. Comme l'évoque Flaubert, l'illustration est une représentation plastique qui se trouve dans le même espace visuel que le texte. C'est une disposition qui interroge leur rapport : est-il une subordination de l'image au texte ? Une fusion ? Une inclusion ? Daniel Bergez tente d'éclaircir ce lien dans Littérature et peinture : "L'illustrateur [...] est en principe au service du texte : l'image est chronologiquement et hiérarchiquement seconde, et s'élabore dans un rapport de dépendance à sa source". Cependant l'image peut aussi prendre son autonomie par rapport au texte, et l'illustrateur en proposer une interprétation, questionnant sa légitimité à se positionner comme artiste à part entière dans le processus de création du livre illustré. L'illustration s'étend d'ailleurs au-delà des frontières de la reliure, des pages et de l'encre, elle peut faire référence à une image en mouvement comme le cinéma, mais aussi à la photographie, la bande-dessinée, la peinture... Elle prend de multiples formes, au-delà du seul "piètre dessin" mentionné par Flaubert. Dans cette lettre, il appuie son raisonnement dépréciateur face à l'illustration sur deux éléments : la réception du texte littéraire et ses choix esthétiques. Il refuse d'être illustré, certainement pour Salammbô à cette époque, car à ses yeux le dessin concrétise le type, le fait évoluer de la généralité à l'unique, l'identifiable. Il empêche ainsi le lecteur de se laisser aller à son imaginaire et de s'identifier librement aux personnages. Peut-on considérer que par sa fixité l'illustration en littérature est destructrice du possible littéraire et peut-on penser que cet aspect figuratif affecte aussi l'imaginaire du lecteur ?

En regard du contexte historique, culturel et économique la résistance catégorique de Flaubert à l'illustration du texte littéraire se comprend : ce nouveau dispositif du livre pose des questions esthétiques aux écrivains qu'ils ne peuvent éviter et les oblige à se positionner. De son point de vue d'écrivain le lecteur trouvera dans le texte littéraire un plus grand potentiel imaginatif que dans l'image. Cependant lorsque le texte et l'image sont mis en regard ils communiquent l'un avec l'autre, ils se complètent et peuvent par leur alliance enrichir aussi l'imaginaire du lecteur : c'est la question de la transposition. Enfin l'illustration est un medium qui permet par son système cognitif de toucher un lectorat plus vaste que le texte littéraire : au-delà d'une question esthétique c'est une question d'accès à la culture qui se pose.

        Flaubert, dans sa lettre à Ernest Duplan, s'élève sans doute  contre les illustrations couramment pratiquées au XIXème siècle comme la gravure ou l'estampe, héritées des siècles précédents. Ce sont des dessins figuratifs en noir et blanc qui étayent le texte littéraire pour tenter de le mettre en lumière. Pour l'auteur de Salammbô le texte en ressort plus endommagé qu'éclairé.

        Flaubert s'inscrit dans la perspective de confrontation de la littérature et de l'illustration au XIXème siècle et prend position : la littérature a des spécificités auxquelles l'image ne peut pas s'adapter, qu'elle ne peut pas mettre en valeur. L'illustration matérialise la description littéraire, la concrétise sous les yeux du lecteur et bloque ainsi toute la potentialité imaginative de la littérature. Parfois l'écrivain laisse volontairement un paysage ou un personnage dans le "flou", il ne le décrit pas avec précision, afin de garder un caractère universel ou bien de réaliser une figure de style : Flaubert considère que l'illustration réduit ce travail littéraire à néant. Dans sa lettre il parle notamment du portrait de femme, qui, une fois fixée par le crayon, ne fait plus "rêver à mille femmes". Cet exemple peut être analysé dans L’Éducation Sentimentale où Flaubert s'applique à créer cet effet de flou autour du personnage de Marie Arnoux, idéalisée par Frédéric. Mme Arnoux, sous les mots amoureux de Frédéric, devient une femme éthérée, pure. Ainsi il la décrit et l'évoque seulement par métonymies et ce dès la première rencontre : "Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses, qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. [...] Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu". Les seules données "réalistes", non idéalisées, sur Mme Arnoux sont énoncées par d'autres personnages, comme son mari qui parle grivoisement de ses cuisses, ou comme Rosanette qui jalousement parle de "son teint de réglisse et sa taille épaisse". Finalement Mme Arnoux est plus un concept, celui de la femme idéale, qu'un personnage à part entière, puisqu'elle ne vit qu'à travers le regard des autres personnages dans la narration, elle n'a aucune autonomie. Cet effet littéraire laisse une grande potentialité imaginative au lecteur, qui a alors entière liberté de fantasmer sa propre femme idéale selon ses propres représentations. Si l'illustration venait à intervenir et à représenter Mme Arnoux l'effet littéraire de Flaubert n'aurait plus aucun sens : un concept qui prend forme, dans son sens littéral, perd son caractère abstrait et sa puissance suggestive. L'illustration nuit à la valeur d'identification du lecteur au personnage annihile le travail littéraire de l'écrivain par sa nature fixe et figurative.

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