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Ahmadou Kourouma

Mémoires Gratuits : Ahmadou Kourouma. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  5 Avril 2013  •  8 111 Mots (33 Pages)  •  1 136 Vues

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Notre contribution à la réflexion sur les discours en contexte traitera le cas d’Ahmadou Kourouma, écrivain ivoirien à la place relativement saillante et isolée au sein de la littérature africaine contemporaine, en raison de la reconnaissance littéraire et médiatique dont il était l’objet à la fin de sa vie1. Décédé en 2004, il est toujours resté plus ou moins à l’abri des réseaux et parrainages littéraires. Il ne se rattachait en effet à aucune école, mais se présentait davantage comme un « opposant politique2 », pour lequel l’écriture constituait d’abord un « moyen de contestation ».

3 Bourdieu (Pierre), Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992, p. 383.

2Son parcours révèle cependant une grande mobilité : alors qu’en 1965, son premier roman, Les Soleils des Indépendances, se voit refusé par le milieu éditorial parisien, il est aujourd’hui volontiers considéré comme un chef d’œuvre, en tout cas comme un classique, étudié à l’école et à l’université dans de nombreux pays d’Afrique francophone. Allah n’est pas obligé, prix Renaudot en 2000, connaît d’emblée un fort succès commercial. En trente-cinq ans, l’écrivain bascule donc du pôle de production restreinte au pôle de grande production. Mais on peut se demander comment le matériau romanesque entre en résonance avec cette mobilité. L’étude de cette question nous permet d’éprouver l’hypothèse bourdieusienne d’homologie entre deux structures, celle des « œuvres lues dans leurs interrelations » et celle des « propriétés des agents, ou de leurs positions, elles aussi appréhendées dans leurs relations objectives3 », et de voir comment la logique du « champ » a pu contraindre les caractéristiques d’un discours.

4 Voir Viala (Alain), « Effets de champs, effets de prisme », Littérature, n° 70, mai 1988, pp. 64-72 (...)

3Pour mettre en œuvre ce programme, et passer de l’une à l’autre structure, on utilisera la notion de « scène d’énonciation », en essayant de voir dans quelle mesure celle-ci, modelée par le champ où elle prend naissance, peut influencer en retour celui dans lequel elle s’insère. Notre but, en se demandant comment le rapport de l’auteur au champ littéraire influence son projet créateur, n’est pas de postuler un lien systématique et conscient entre un positionnement et une technique d’écriture. On garde bien à l’esprit que ces deux objets sont de nature fort différente, que l’auteur ne saurait s’assimiler au narrateur. C’est leur mise en rapport à différentes périodes qui, seule, produit cet effet d’homologie, étant entendu que diverses médiations s’interposent entre le monde extérieur au champ et l’œuvre d’art – genre, langue, diffusion, état du champ littéraire, en situation d’autonomie relative, trajectoire de l’auteur4. Les deux ouvrages sont de nature fort différente, et il serait absurde de se livrer à leur comparaison sans tenir compte de ce qui, entre-temps, a modifié la « stratégie » littéraire de leur auteur. On donne à ce terme le sens que lui attribuait Pierre Bourdieu : largement inconsciente dans beaucoup de cas, éloignée le plus souvent de tout cynisme délibéré ou intéressé, elle retraduirait, sur un tout autre plan, les enjeux profonds qui peuvent agiter un champ de production culturelle.

4De façon à ne pas séparer analyse interne et externe, texte et contexte, notre exposé sera chronologique : on mettra d’abord en lien le contexte d’écriture des Soleils des indépendances et son énonciation. On présentera ensuite la trajectoire de Kourouma jusqu’à la publication d’Allah n’est pas obligé, avant d’examiner la scène énonciative de cet ouvrage.

L’entrée en littérature difficile d’un opposant politique dépourvu de capital littéraire

5 Étudiant contestataire, anticolonialiste, il est arrêté comme meneur pendant ses études à l’École T (...)

6 Entretien avec Bernard Magnier, dans Notre Librairie, n° 86-87, avril-juin 1987. Il entre sans dout (...)

5Lorsqu’il commence la rédaction des Soleils des indépendances, en 1963, Ahmadou Kourouma est en exil, pour la troisième fois5, peu après la répression d’un faux complot, forgé de toutes pièces par Houphouët-Boigny. Lui-même arrêté, emprisonné, a dû sa libération à son mariage avec une Française. Après sept mois de chômage, il part en France, puis en Algérie. Il se retrouve donc évincé de son pays par des soupçons infondés, après avoir participé au combat idéologique pour l’indépendance. Il veut témoigner pour ses amis restés dans les prisons ivoiriennes : comme il ne peut écrire d’essai ouvertement politique sans se faire censurer, il choisit le roman. Écrire est pour lui « quelque chose d’inattendu6 » : après une formation et une carrière scientifique, il est alors actuaire dans les assurances. S’il a manifesté un certain intérêt pour la littérature pendant ses études, il reste complètement étranger aux microcosmes littéraires.

7 Proverbes, salutations, formes figées… voir Kesteloot (Lilyan), « L’influence des langues africaine (...)

8 Kourouma (Ahmadou), Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970, p. 103.

9 Ibid., p. 13.

6En 1965, il dépose son manuscrit chez plusieurs éditeurs parisiens, dont le Seuil et Présence Africaine, et essuie une série de refus. Ce milieu éditorial estimait sans doute que les innovations stylistiques et thématiques du roman ne correspondaient pas aux esthétiques auxquelles on était habitué. L’écriture des Soleils des indépendances se caractérise en effet par une utilisation déroutante du français : les emprunts aux langues africaines ne s’y cantonnent pas au lexique et à quelques ethnotextes7, comme c’était le cas dans la lignée de la Négritude, mais s’étendent à la phrase même, à l’ordre des mots. Kourouma va jusqu’à traduire des expressions idiomatiques du malinké, sa langue maternelle, dans des calques syntaxiques, au risque de faire des fautes de grammaire. Il écrit par exemple « Fama avait fini » pour « Fama était mort ». Ce faisant, il développe la conception malinké de la mort, selon laquelle elle serait, non une fin, mais le commencement d’une autre vie. Les « fautes » sont donc signifiantes. Au niveau thématique, si l’objectif est une dénonciation directe de la situation politique, avec des allusions transparentes pour les Ivoiriens de l’époque, Kourouma évoque surtout, pour la première fois, la

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