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Analyse du roman: Forbidden (pardonner) de Tabitha Suzuma

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Par   •  26 Avril 2015  •  Fiche de lecture  •  3 032 Mots (13 Pages)  •  607 Vues

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Dans un monde dominé depuis près de deux siècles par la recherche du profit, il n’est pas étonnant de voir que l’art et la culture soient devenus des produits industriels destinées à la consommation de masse. C’est que par instinct de survie, le capitalisme a tendance à s’adapter aux modes de son temps et à les transformer en commerce ; Che Guevara, grand ennemi du capitalisme, n’en est-il pas devenu, à force de voir son visage imprimé sur des t-shirts et des tasses à café, un de ses plus puissants symboles ? Avec l’industrialisation et l’avènement du prolétariat est apparue la culture populaire, et donc l’ouverture d’un marché toujours plus grand pour les artistes et ceux qui souhaitent en tirer profit. Toutefois, une distinction entre « art » et « produit de consommation bon marché » a subsisté pendant longtemps, ébranlée de temps à autres par des Andy Warhol et des Boris Vian de toutes sortes. Aujourd’hui, cette distinction apparaît de plus en plus désuète, et il ne fait plus aucun doute que l’art et l’industrie ne sont plus les antonymes qu’elles furent un jour. Bien au contraire, elles peuvent – et elles doivent – s’entraider pour faire perdurer l’art. Un produit de qualité se vend généralement mieux qu’un produit médiocre, mais une œuvre hermétique touche forcément moins de gens ; un équilibre est donc souhaitable. L’industrie tire alors profit de la qualité de l’art, et l’art tire profit de l’accessibilité de l’industrie.

Dans un monde comme celui-ci, il peut néanmoins être difficile pour un artiste de s’y retrouver, devant sans cesser jongler entre le désir de plaire à l’élite intellectuelle ou à la masse, entre un désir d’apparaître dans les livres d’Histoire de l’art ou dans la section « arts et spectacles » des grands médias. Comment vivre de son art tout en restant honnête à soi-même ? Telle est la grande question que doivent, aujourd’hui, se poser les cinéastes, les musiciens ou les écrivains. Et c’est dans ce contexte qu’Ook Chung traite de la question de la marchandisation de la culture à travers son roman L’expérience interdite.

Le récit met en scène un panel bien garni de personnages, mais tous gravitent autour de ce seul monument : Bill Yeary, véritable archétype du scientifique fou qui, à l’instar du Dr. Moreau, se construit un complexe sur une île isolée pour y mener ses expériences. Mais contrairement à Moreau, Bill Yeary ne transforme pas les animaux en hommes, mais les hommes en animaux. Les encagés comme ils sont si justement nommés, sont des marginaux asociaux – comme les hikikomoris – kidnappés et enfermés dans un long tunnel vertical creusé dans le sol. Leur tâche ? Écrire. Écrire comme seuls les marginaux asociaux savent le faire, et idéalement des chefs-d’œuvre. Pour ce faire, ils sont aidés par le robinet planté à même leur foie : ne dit-on pas que tout acte créateur se fait dans la souffrance ? En définitive, tel est le terrifiant objectif de Bill Yeary : créer un commerce du chef-d’œuvre, un chef-d’œuvre fabriqué sur commande dans une usine abjecte, ou une Ferme comme elle est nommée dans le roman. Toute cette mise en scène constitue en réalité une habile métaphore de la création littéraire à notre époque.

Il est primordial de noter, tout d’abord, que le roman d’Ook Chung ne suit pas un schéma « classique » : il s’agit d’un récit non-linéaire et fragmentaire qui emploie plusieurs types de formes narratives (récit à la troisième personne, extrait de journal intime, correspondance, article de revue, avis de recherche, etc). Ainsi, le roman s’ouvre sur un article publié dans un fanzine dédié aux phénomènes paranormaux et fantastiques. Y sont reproduits le cahier et la lettre supposément retrouvés dans la neige du Mont Everest d’un otaku parti à la recherche du Yéti. L’otaku en question y raconte grosso modo son parcours de vie de « laissé-pour-compte » et les événements qui l’ont mené sur les traces du Yéti. Le propos de ce premier chapitre semble, dès le départ, n’avoir que peu d’importance, si ce n’est de décrire parfaitement l’encagé-type recherché par Bill Yeary. De plus, la figure du Yéti n’est pas anodine puisqu’elle reviendra à la toute fin du roman dans un fragment intitulé « Le journal du Yéti » où il est dit, par le Yéti lui-même, que son espèce est issue de l’être humain, qu’elle s’est séparée de celui-ci par « dégoût ». Ces êtres misanthropes et solitaires fuyant la société font écho aux hikikomoris, mais surtout aux écrivains. En effet, si la figure de l’hikikomori et du Yéti reviennent si souvent, c’est parce qu’elles sont emblématiques de la personnalité attribuée aux talentueux auteurs recherchés par Bill Yeary.

Les deuxième et troisième chapitres introduisent Deborah, qui, disparaissant ensuite pour ne plus réapparaître (laissant un flou autour de son destin ; est-elle devenue une encagée, ou l’une des acolytes de Yeary ?), n’a pour seule fonction que d’amener Bill Yeary à présenter les grandes lignes de son projet sinistre ainsi que le modèle d’encagé-type de son expérience. « Nous fabriquons de petits Mozart, de petits Rimbaud, de petits Leonardo » dit-il à Deborah avant de se justifier en expliquant que les personnes qu’ils séquestrent, en tant qu’introverties, ont toujours été encagées, des « parias invisibles » cherchant la liberté « en creusant des tunnels à l’intérieur d’eux-mêmes » ; bref, ces cages seraient des hôtels pour ces hommes et ces femmes incapables de vivre en société et ne souhaitant que l’isolement. Il établit aussi un lien entre la souffrance et la production de grands textes. Il existe en effet une certaine corrélation entre l’acte créateur et le mal-être, ici symbolisé par le cathéter allant chercher la bile (qui, pour Hippocrate, était associée aux humeurs sombres comme la mélancolie (bile noire) ou la colère (bile jaune)) ; c’est la figure du poète maudit, dont le plus mythique représentant demeure Baudelaire et son spleen. « Ce sont dans mes moments de rage que l’inspiration sort d’un coup » nous dira d’ailleurs plus tard le nègre littéraire séquestré d’un écrivain célèbre.

C’est que Bill Yeary, dans son délire mégalomane, ne souhaite pas seulement vendre des manuscrits, il ne souhaite pas seulement faire de l’argent, ce qu’il veut c’est de la reconnaissance, des prix littéraires, de bonnes critiques, bref il veut produire une littérature « haut-de-gamme ». Il est ainsi à la recherche à la fois d’un « capital économique » et à la fois d’un « capital symbolique », comme l’a théorisé Pierre Bourdieu . À la fin de la première partie, on le voit en effet acheter un supposé

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