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La légende noire du monde électronique

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Par   •  12 Novembre 2013  •  Analyse sectorielle  •  3 980 Mots (16 Pages)  •  595 Vues

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Vers les Lumières du numérique Septembre 2013

24 mars 2013, par Dominique Lacroix en entretien avec Roger Chartier (Blog, le Monde)

La légende noire du monde électronique

Vers des Lumières numériques ?

Entretien avec Roger Chartier, professeur au Collège de France

Première partie : La légende noire du monde électronique

La période contemporaine ressemble à bien des égards au 18e siècle. On peut croire ou souhaiter qu'advienne un mouvement mondial comparable à ce que furent les Lumières en Europe. Des Lumières numériques sont un axe d'inspiration que l'Europe pourrait adopter pour offrir le meilleur d'elle-même au monde en devenir. Que peut en dire un historien des Lumières ?

Cet entretien avec Roger Chartier, historien spécialiste de l'écrit aux 16e-18e siècles, mené en compagnie du prospectiviste Thierry Gaudin, présente un caractère insolite, voire exceptionnel. La prospective utilise l'histoire comme l'un de ses matériaux d'inspiration pour élaborer des scénarios du futur. L'historien, lui, s'interdit tout raisonnement déterministe sur l'avenir. Même les « leçons de l'histoire » n'ont plus cours.

Roger Chartier, tout en nuances, ne s'est pas dérobé à l'examen d'une hypothèse d'anticipation optimiste, mais il attire aussi notre attention sur un possible scénario noir.

Séquence 1 : Analogie 18e/21e du fait des flux d'information écrite

Dominique Lacroix : Les flux d'information et de communication écrites n'ont jamais été aussi abondants et accessibles. Il paraît tentant de comparer notre époque à celle que vous analysez dans Les Origines culturelles de la révolution française. Pensez-vous que cette analogie soit pertinente ? Plus précisément, pensez-vous que nous soyons en train de réaliser ou préparer - de rendre pensable - un bouleversement comparable à celui de la Révolution française ?

Roger Chartier

La surabondance et la perte, deux angoisses de longue durée

La première remarque est qu’on retrouve une crainte de longue durée. C’est l’idée d’une information abondante, proliférante et possiblement dangereuse parce qu’elle crée un désordre de discours, une multiplication de textes inutiles, une impossibilité de maîtriser ou de dompter ce qui est rendu disponible. Récemment une collègue américaine, Ann Blair, a écrit un livre qui s’appelle Too much to know, Trop de choses à savoir, et qui porte sur le temps de la Renaissance, 16e-17e siècles. C’est le moment où l’on va chercher des modes d’organisation, de classement pour dompter ce qui est perçu à l’époque comme une information proliférante et qui donc peut renvoyer à des méthodes de classement — aussi bien dans les bibliothèques réelles que dans les bibliothèques de papier, dans lesquelles on énumère des titres, des noms, des œuvres — ou bien des modes de consultation qui procèdent par extraits, anthologies et qui donc visent à réduire cette pluralité proliférante par la sélection, par le choix. C’était la technique des « lieux communs » à la Renaissance. On peut trouver ça aussi avec ce qu’on appelait des « esprits » au 18e siècle, qui consistaient à extraire d’une œuvre très longue ce qui paraissait comme le plus fondamental ou des morceaux choisis dans la pédagogie des 19e et 20e siècles.

Donc on a affaire à une inquiétude de très longue durée qui peut être l’envers d’une autre inquiétude, qui était celle de l’angoisse de la perte, de la disparition, du manque, de l’absence, qui pouvait, elle, conduire à la quête de manuscrits anciens, à la publication imprimée des textes manuscrits, à l’idée d’une bibliothèque universelle, incarnée par la Bibliothèque d’Alexandrie, mais ensuite toujours poursuivie et toujours impossible.

Il y a ces deux éléments, qui me paraissent très liés l’un à l’autre. Ne rien perdre, ne rien laisser, une obsession patrimoniale, une obsession pour la conservation et en même temps un effroi devant une prolifération incontrôlable, indomptable de données, d’informations, de textes. Ces deux craintes de longue durée trouvent aujourd’hui sans doute une traduction originale.

Nouveauté : l’information détachée de son support

Du côté de la nouveauté, c’est évidemment le thème qu’on va rencontrer dans cet entretien, le détachement entre l’information et son support. C’est un monde de données qui n’est plus mis en rapport immédiatement avec le corpus d’où elles sont extraites.

À partir de là, une réalité disparaît : ce qui dans ce monde ancien lié aux formes de publication traditionnelles, le journal, la revue, le livre, faisait que l’extraction de données singulières et fragmentaires était toujours possiblement rapportée à la totalité textuelle dans laquelle ces données étaient présentes — une encyclopédie, les articles qui composent un numéro de revue, des paragraphes ou des parties dans un livre.

Cette réalité-là disparaît puisque les données acquièrent en quelque sorte une existence autonome par rapport à l’ensemble dans lequel elles coexistent. Personne ne connaît les limites, les contenus d’une base de données pour utiliser une donnée particulière qui s’y trouverait placée. De la même manière — et c’est peut-être le défi qui est lancé par ce monde nouveau — personne, lorsqu’il extrait d’une œuvre classique, un roman de Balzac par exemple, un fragment dans la forme électronique de sa publication, ne sent la nécessité de rapporter ce fragment à la totalité du texte dans lequel il avait sens. Et pour moi c’est là une rupture fondamentale, pas du caractère de valeur ou de dépréciation. C’est le fait que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité on a une séparation entre les deux sens du mot livre, le livre comme un objet et le livre comme une œuvre. Évidemment, l’œuvre peut exister indépendamment de sa forme matérielle, ce que suppose le copyright. Mais dans la pratique de sa lecture, elle n’existe pas indépendamment de cette forme matérielle. Elle existe toujours dans une totalité dont personne n’est obligé de lire l’intégralité. Mais sa forme matérielle impose la perception de ce qu’était l’unité, l’identité, la cohérence textuelle de laquelle un extrait est extrait, une page est lue, un fragment est consulté.

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