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L'art Peut-il Se Passer De règles ?

Note de Recherches : L'art Peut-il Se Passer De règles ?. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  28 Novembre 2013  •  2 677 Mots (11 Pages)  •  1 303 Vues

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Introduction

En 1928, le sculpteur Brancusi intenta un procès aux États-Unis parce que la douane américaine avait refusé de considérer sa sculpture, L'Oiseau dans l'espace, comme une œuvre d'art et lui avait fait subir les taxes supportées par les importations de métal. Car enfin, cet amas de bronze ne ressemblait ni à un oiseau, ni à de l'espace : telle était du moins l'opinion du douanier, et ce point constituera l'élément central de la défense lors du procès. Cet objet n'est pas une œuvre d'art, parce qu'il ne représente rien ; Brancusi s'autoproclame artiste alors que son travail n'est en fait que celui d'un artisan ; au reste, d'autres artistes (reconnus, eux) ne voient là nulle trace d'art. Ce à quoi les avocats de Brancusi répondirent : le plaignant est un artiste mondialement connu, exposé dans les plus grands musées ; le fait que certains artistes ne voient pas son talent montre seulement que cette appréciation demeure subjective ; une œuvre n'a nul besoin d'être une représentation fidèle de quelque chose, elle doit avant tout susciter une émotion d'ordre esthétique (qu'elle plaise ou non, elle ne doit pas laisser indifférent) ; enfin et surtout, Brancusi est un artiste et L'Oiseau dans l'espace est une œuvre d'art parce qu'on ne peut rien en faire sinon la contempler, en d'autres termes parce que cet objet n'a aucune finalité pragmatique assignable. Brancusi gagna son procès : pour la première fois, le statut d'œuvre d'art était juridiquement débattu et, pour la première fois, un objet devenait officiellement une œuvre parce qu'une cour de justice lui reconnaissait cette qualité.

On comprend cependant la perplexité du douanier : tout se passe comme si l'art moderne s'était peu à peu affranchi de toutes les règles classiques, au premier chef desquelles l'exactitude de la représentation. Vouloir maintenir ces règles à toute force, n'est-ce pas alors demeurer aveugle à ce que l'art est devenu et se priver d'une richesse présente par fascination pour un passé mort ? Mais, d'un autre côté, s'il n'y a plus de règles, comment déterminer ce qui est de l'art et ce qui n'en est pas ? Si nul critère autre que subjectif n'est à l'œuvre, alors ne suffit-il pas de se dire artiste pour l'être et de décréter que ce qu'on fait est une œuvre pour que cela en devienne une ? Si l'urinoir exposé par Duchamp est une œuvre, ne peut-on alors en conclure que tout peut devenir œuvre ? Mais si tout peut être œuvre, alors rien ne l'est plus, et la distinction entre objet courant et œuvre d'art semble s'effacer.

Alors, quel statut faut-il attribuer à la règle en art ? Sans doute faudra-t-il d'abord élucider le concept de règle artistique lui-même afin de déterminer ensuite dans quelle mesure l'art pourrait éventuellement s'en passer.

I. Le génie comme pouvoir créateur des règles

Nous ne sommes pas face à un marteau comme face à une sculpture, et nous n'avons pas la même attitude devant une paire de chaussures traînant sur le paillasson et les chaussures peintes par Van Gogh. En d'autres termes, la différence entre les objets d'usage et les œuvres d'art nous semble évidente : nous utilisons les premiers, nous contemplons les secondes ; nous définissons les premiers par leur fonction (un marteau, c'est ce qui sert à planter des clous), alors que la finalité des secondes nous semble indéterminable. Ainsi, tous les objets d'usage sont au service de ce que Kant, dans la Critique de la faculté de juger, nommait la « propension pragmatique au bien vivre » : ils sont destinés à assurer notre survie puis notre confort ; alors que, d'un point de vue pragmatique, une œuvre d'art « ne sert à rien ». De ce point de vue, il est clair que cette distinction dans le rapport aux objets d'une part, et aux œuvres d'art d'autre part, est le corrélat d'une différence quant à la modalité de leur venue au monde, ce qui nous invite à séparer le travail de l'artisan (la production), de celui de l'artiste (la création). Sans doute faut-il d'abord expliquer ce point : produire, c'est toujours (comme l'affirmait déjà Aristote) donner une certaine forme à une matière donnée en vue d'une fin directrice. Si les marteaux devaient servir à éplucher les pommes, ils n'auraient ni cette forme, ni cette matière : c'est la finalité ou l'usage qui guide la production artisanale, c'est-à-dire d'abord le choix de la matière et de la forme à lui donner. Aussi la technique, entendue comme « disposition à produire », est-elle nécessairement accompagnée de « règles vraies » (Éthique à Nicomaque) et vraies d'abord au sens où elles permettent bien d'obtenir le résultat escompté. De ce point de vue, un artisan, pour mériter son nom, doit parfaitement maîtriser les règles de son art, c'est-à-dire les prescriptions qui lui disent comment faire pour produire l'objet voulu, et qui ne sont pas remises à son caprice. Ainsi, les arts de l'artisan ne sauraient-ils se passer de règles : ici, le savoir guide le faire.

On objectera peut-être que l'artiste également doit faire montre d'un certain savoir-faire : les beaux-arts ont aussi des règles techniques, comme la perspective en peinture ou l'harmonie en musique. Certes, mais alors que l'habileté constitue la limite supérieure de la production, elle est la limite inférieure de la création – s'il ne devait manifester que de l'adresse, de l'ingéniosité et la maîtrise des « règles de l'art » par son créateur, un objet ne s'imposerait pas à nous comme étant une œuvre d'art, si tant est qu'on n'attend pas seulement d'un tableau qu'il soit bien peint. Un objet est artistique lorsque nous le contemplons au lieu de simplement nous en servir : il nous surprend, nous étonne, à la différence de l'objet d'usage qui, parce que sa production est normée, n'est qu'un exemplaire particulier qui peut toujours être reproduit (ce marteau n'est qu'un exemplaire de l'idée de marteau, et si je le casse je peux en prendre un autre), précisément parce que la production en est réglée. Si les œuvres d'art nous surprennent alors, c'est au contraire parce qu'elles sont à chaque fois uniques : en d'autres termes, la création artistique n'est pas normée, si l'on entend par une telle norme une idée préexistante sur laquelle se réglerait l'artiste.

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