Sigmund Freud
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Sigmund Freud
L'interprétation Des Rêves
Traduit en français par I. Meyerson
Nouvelle édition augmentée et entièrement révisée par Denise Berger
Presses Universitaires de France
Avant-Propos
Nous présentons ici une édition entièrement rénovée de la première traduction française
de Die Traumdeutung, réalisée en 1926 par M. le Pr I. Meyerson sous le titre La Science
des Rêves.
Dans notre travail, nous nous sommes efforcée de suivre le plus fidèlement possible la
dernière version de Die Traumdeutung publiée par Freud en 1929 (huitième édition
allemande) et éditée dans les Gesammelte Werke, tome II-III, en 1942. Notre traduction
reproduit pour la première fois en français les diverses préfaces de Freud et tous les
additifs depuis 1925. Nous avons eu parfois recours à la traduction anglaise de J.
Strache, parue en 1954. En ce qui concerne la terminologie psychanalytique, nous nous
sommes référée au Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis,
publié sous la direction de D. Lagache.
Il nous a paru nécessaire d'ajouter un certain nombre de notes à celles du premier
traducteur; nous avons indiqué les unes et les autres par la mention [N.d.t.].
Enfin, pour faciliter la tâche du lecteur, nous avons établi un index de l'ouvrage (auteursmatières,
rêves, personnages et oeuvres célèbres) et fait suivre la bibliographie d'une liste
des écrits de Freud auxquels il est fait référence dans L'Interprétation des Rêves.
Denise Berger.
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page
Flectere si nequeo Superos, Acberonta movebo.
Avertissement de la première édition
Je me suis efforcé d'exposer, dans ce volume, l'interprétation du rêve. Ce faisant, je ne
crois pas sortir du domaine de la neuropathologie. La recherche psychologique reconnaît
en effet dans le rêve le premier terme d'une série de formations psychiques anormales,
parmi lesquelles la phobie hystérique, les représentations obsessionnelles et délirantes
doivent, pour des motifs pratiques, intéresser le médecin. Le rêve ne peut pas prétendre à
une importance de cette sorte, mais sa valeur théorique comme paradigme n'en est que
plus grande. Celui qui ne peut expliquer l'origine des images du rêve cherchera vainement
à comprendre les phobies, les obsessions, les idées délirantes et à exercer
éventuellement sur elles une influence thérapeutique.
Mais cette même connexion du rêve et des névroses, qui fait l'importance de notre sujet,
doit être tenue pour responsable des lacunes de ce travail. Les si nombreuses
interruptions que présentera si souvent mon exposé correspondent aussi aux multiples
points de contact par lesquels le problème de la formation du rêve s'insère dans ceux
beaucoup, plus vastes de la psychopathologie. Ces derniers ne pouvaient être abordés ici
mais il faudra les reprendre quand j'aurai le temps et les forces nécessaires et que je
disposerai de plus de matériaux.
La publication de cet ouvrage était rendue difficile par le matériel très particulier dont il
traitait. On verra, en le lisant, pourquoi je ne pouvais me servir des rêves qu'on trouve
dans les livres ou des rêves d'inconnus: je n'avais le choix qu'entre mes propres rêves et
les rêves de mes malades en traitement psychanalytique. Je ne pouvais utiliser ces
derniers, parce que les processus du rêve y étaient compliqués d'une manière fâcheuse
par le mélange de caractères névrotiques.
2
Pour communiquer mes propres rêves, il fallait me résigner à exposer aux yeux de tous
beaucoup plus de ma vie privée qu'il ne me convenait et qu'on ne le demande à un auteur
qui n'est point poète, mais homme de science. Cette nécessité pénible était inévitable; j'ai
dû m'y soumettre pour ne pas renoncer à présenter les arguments en faveur des résultats
de mes recherches psychologiques. Naturellement je n'ai pu résister à la tentation
d'atténuer nombre d'indiscrétions par des omissions et des substituts toujours pour le plus
grand détriment de mes exemples. Je ne peux qu'exprimer l'espoir que les lecteurs de ce
travail, se mettant à la place difficile qui est la mienne, useront d'indulgence à mon égard
et, en outre, que tous ceux qui se trouvent concernés, d'une façon ou d'une autre, par les
rêves que je communique, voudront bien ne pas refuser au moins à la vie du rêve sa
liberté de pensée.
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Préface de la deuxième édition
La publication, moins de dix ans après la parution de cet ouvrage, d'une seconde édition,
n'est pas nécessitée par l'intérêt que lui auraient accordé les cercles de spécialistes
auxquels, dans ma préface originale, je m'adressais. Mes
collègues les psychiatres ne semblent pas avoir pris la peine de surmonter la stupeur que
leur avait causée ma nouvelle approche du rêve. Quand aux philosophes de profession,
ils ont pris l'habitude de considérer les problèmes liés à la vie du rêve comme un
appendice des états de conscience et de les traiter en quelques mots - les mêmes
généralement; aussi n'ont-ils pas remarqué qu'il y avait justement là matière à un certain
nombre de déductions qui doivent transformer totalement nos théories psychologiques.
L'attitude des critiques scientifiques ne pouvait conduire qu'à la conviction que l'ouvrage
était condamné à un silence de mort, et ce n'est pas le petit groupe des courageux
partisans de mes théories, qui pratiquent sous ma conduite le traitement psychanalytique,
et qui, à mon exemple, utilisent dans le traitement des névroses l'interprétation des rêves,
ce n'est pas ce petit groupe qui aurait jamais pu épuiser la première édition de mon livre.
Je suis ainsi très redevable à un cercle plus large de gens cultivés et curieux dont l'intérêt
m'a conduit, après neuf années, à reprendre ce difficile travail, qui est fondamental à bien
des égards. Je me réjouis de constater que j'ai trouvé très peu de choses à y reprendre.
J'ai çà et là intercalé du nouveau, ajouté un détail issu de mon expérience accrue et, en
quelques endroits, j'ai remanié mon texte.
4
Mais l'essentiel de ce que j'ai écrit sur le rêve et son interprétation et sur les théorèmes
psychologiques qui en découlent demeure inchangé. Tous ceux qui sont familiers de mes
autres écrits (sur l'étiologie, ou le mécanisme des psychonévroses) savent que je n'ai
jamais présenté l'inachevé comme achevé et que je me suis toujours efforcé de
transformer mes dires en fonction du progrès de mes connaissances. Pour ce qui est du
rêve, j'ai pu m'en tenir à mes premières assertions. Au cours des longues années pendant
lesquelles j'ai travaillé au problème des névroses, j'ai eu bien des hésitations et, souvent,
je ne savais plus que penser. Chaque fois, c'est l'interprétation du rêve qui m'a rendu
l'assurance. Mes nombreux adversaires scientifiques font donc preuve d'un sûr instinct,
en refusant de me suivre justement sur le terrain de mes recherches sur le rêve.
La matière même de ce livre, mes propres rêves, dont je suis parti pour exposer ma
méthode d'interprétation, et qui, par suite de la marche du temps, sont pour la plupart
dévalués et dépassés, se sont montrés, au cours de cette révision, hostiles à toute
transformation. Pour moi, ce livre a une autre signification, une signification subjective que
je n'ai saisie qu'une fois l'ouvrage terminé. J'ai compris qu'il était un morceau de mon
auto-analyse, ma réaction à la mort de mon père, l'événement le plus important, la perte
la plus déchirante d'une vie d'homme. Ayant découvert qu'il en était ainsi, je ne me sentis
plus capable d'effacer les traces de cette influence. Peu importe au lecteur quel matériel
lui sert à apprécier et à interpréter les rêves. Chaque fois qu'il m'a paru impossible
d'incorporer dans le texte original une addition importante, j'ai indiqué, entre crochets, sa
date (1).
Berchtesgaden, été 1908.
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Préface de la troisième édition
Neuf années séparaient la première édition de ce livre de la seconde; mais, à peine plus
d'un an s'est écoulé, que le besoin d'une troisième édition se fait sentir. J'ose me réjouir
de ce nouvel état de choses, mais, de même que je n'ai jamais voulu considérer
l'indifférence primitive des lecteurs comme une preuve de la nullité de mon livre, je ne
peux exploiter l'intérêt qu'il suscite de nos jours pour prouver son excellence.
Le progrès des connaissances scientifiques n'a pas épargné Die Traumdeutung. En 1899,
lorsque j'ai écrit ce livre, je n'avais pas encore formulé ma "théorie de la sexualité" et
l'analyse des formes les plus compliquées des psychonévroses en était encore à ses
débuts. J'espérais que l'interprétation du rêve permettrait une analyse psychologique des
névroses; depuis lors, la connaissance approfondie des névroses a réagi sur la
compréhension du rêve. La théorie de l'interprétation du rêve a, quant à elle, continué de
se développer; la direction qu'elle a prise n'a pas été suffisamment soulignée dans la
première édition de cet ouvrage. Mes expériences personnelles, comme le travail de W.
Stekel et d'autres, m'ont permis de mieux apprécier l'extension et l'importance de la
symbolique du rêve (ou au moins de la pensée inconsciente). Beaucoup de choses, donc,
ces dernières années, ont requis mon attention. J'ai essayé de tenir compte de ces
innovations en faisant de nombreux additifs, insérés dans le texte ou en notes de bas de
page. Si parfois ces ajouts risquent de faire éclater le cadre de cet ouvrage, si je n'ai pas
toujours réussi à porter le texte primitif au niveau de nos connaissances actuelles, j'en
demande pardon au lecteur; ces déficiences sont le résultat et le signe du développement
de plus en plus rapide de notre science.
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Je pourrais prédire en quoi les prochaines éditions de cet ouvrage, s'il y en a, différeront
du présent texte. Il leur faudra, d'une part, chercher un contact plus étroit avec le matériel
copieux que représentent la poésie, le mythe, l'usage linguistique et le folklore; il leur
faudra, d'autre part, étudier plus en détail les rapports du rêve et des névroses et des
maladies mentales.
M. Otto Rank m'a prêté un concours précieux pour la sélection des additifs et il a assumé
toute la correction des épreuves. Je lui dois, comme à beaucoup d'autres, pour leurs
contributions et leurs corrections, mes remerciements.
Vienne, printemps 1911.
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Préface de la quatrième édition
L'an dernier (1913), le Dr A.a. Brill, de New York, a traduit ce livre en anglais (The
Interpretation of Dreams, G. Allen and Co, London). A cette occasion O. Rank a non
seulement corrigé les épreuves, mais il a enrichi le texte de deux contributions
personnelles.
Vienne, juin 1914.
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Préface de la cinquième édition
L'intérêt pour Die Traumdeutung n'a pas faibli, même au cours de la guerre mondiale, et,
lors que la guerre n'est même pas terminée, il faut une nouvelle édition. Nous n'avons
cependant pas pu examiner toute la littérature depuis 1914; ni le Dr Rank ni moi n'avons
eu connaissance depuis cette date des publications en langue étrangère.
Une traduction hongroise, due aux soins des Drs Hollós et Ferenczi, va sortir sous peu.
En 1916-17, Hugo Heller a publié à Vienne mes Vorlesungen Zur Einführung in die
Psychoanalyse. Les onze leçons consacrées au rêve qui sont la partie centrale de ces
Vorlesungen s'efforcent de présenter les choses d'une façon plus élémentaire et plus
étroitement liée à la théorie des névroses. C'est une sorte d'abrégé de la Traumdeutung,
bien qu'il soit, en certains points, plus détaillé.
Je n'ai pu me résoudre à réviser radicalement cet ouvrage, car l'élever au niveau de nos
conceptions psychanalytiques actuelles c'est renoncer à son caractère de document
historique. Je pense, pourtant, qu'après près de vingt années d'existence il a rempli sa
tâche.
Budapest-Steinbruch, juillet 1918.
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Préface de la sixième édition
Les difficultés que rencontre à présent l'industrie du livre font que cette nouvelle édition -
dont le besoin s'est fait sentir depuis longtemps- ne paraît qu'aujourd'hui; c'est aussi à
cause de ces difficultés que, pour la première fois, cette édition reproduit l'édition
précédente sans aucune modification. Il n'y a que la bibliographie, à la fin de l'ouvrage,
qui a été complétée et mise à jour par le Dr O. Rank.
J'avais dit qu'après vingt ans presque d'existence cet ouvrage avait accompli sa tâche; les
faits ne m'ont pas donné raison, au contraire je pourrais dire que mon livre a un nouveau
rôle à assumer. Si jadis il avait pour fonction d'informer sur la nature du rêve, il lui faut
maintenant remédier, avec tout autant de soins, à l'incompréhension têtue que rencontre
cette information.
Vienne, avril 1921.
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Préface de la huitième édition
Dans l'intervalle qui a séparé la publication de la dernière (la septième) édition de cet
ouvrage, en 1922, de l'édition présente, l'Internationaler psychoanalytischer Verlag, à
Vienne, a publié mes Gesammelte Schriften. Le second volume de cette collection
reprend exactement la première édition de la Traumdeutung; tous les additifs ultérieurs
sont publiés dans le troisième volume de la collection. Toutes les traductions de mon livre
parues dans ce même laps de temps correspondent à l'édition en un seul volume de
l'ouvrage; I. Meyerson a publié sous le titre de :_lLa Science des _lRêves, dans la
"Bibliothèque de Philosophie contemporaine", une traduction en français, en 1926. John
Landquist en a publié une en suédois, Drömtydning, en 1927. Luis Lopez Ballesteras y de
Torres publie une traduction en espagnol qui forme les volumes VI et VII des Obras
completas. La traduction en langue hongroise que, dès 1918, je croyais sur le point d'être
publiée n'a pas encore paru jusqu'à ce jour.
J'ai continué, même dans l'édition que je présente aujourd'hui, à traiter cet ouvrage
comme un document historique; je n'y ai apporté que les modifications auxquelles j'ai été
conduit par la volonté de clarifier et d'approfondir mes opinions. Ainsi, finalement, j'ai été
amené à y inclure une liste d'ouvrages sur les problèmes du rêve publiés depuis la
première édition de mon livre et à ne plus tenir compte des chapitres correspondants des
éditions précédentes. Les deux contributions d'Otto Rank aux éditions précédentes: "Rêve
et poésie", "Rêve et pensée créatrice", ont été également omises.
Vienne, décembre 1929.
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page
Chapitre Premier
La littérature scientifique concernant les problèmes du rêve
Avant-Propos
Je me propose de montrer dans les pages qui suivent qu'il existe une technique
psychologique qui permet d'interpréter les rêves: si on applique cette technique, tout rêve
apparaît comme une production psychique qui a une signification et qu'on peut insérer
parfaitement dans la suite des activités mentales de la veille. Je veux, de plus, essayer
d'expliquer les processus qui donnent au rêve son aspect étrange, méconnaissable, et
d'en tirer une conclusion sur la nature des forces psychiques dont la fusion ou le heurt
produisent le rêve. Je limiterai là mon exposé: il aura atteint le point où le problème du
rêve aboutit à des problèmes plus vastes pour la solution desquels il faut mettre en
oeuvre d'autres matériaux.
Je commence par un exposé historique, parce que j'aurai peu d'occasions d'y revenir
dans le corps de l'ouvrage. La conception scientifique du rêve s'est, en effet, peu
développée, en dépit d'efforts plusieurs fois millénaires; le fait est si universellement
admis par les auteurs qu'il semble inutile d'en apporter ici les preuves. Les travaux dont
on trouvera la liste à la fin de ce livre contiennent nombre de remarques suggestives et
une documentation très intéressante, mais rien ou fort peu de chose sur l'essence même
du rêve, rien qui éclaire ses énigmes. Bien entendu les notions du public cultivé sont plus
pauvres encore.
12
J'écarte bien à regret, car c'est un sujet plein d'intérêt, de cet exposé l'examen des idées
sur le rêve à l'origine de l'humanité, chez les peuples primitifs, et l'étude de l'influence que
ces idées ont pu avoir sur leurs conceptions du monde et de l'âme. Pour cette question, je
renvoie le lecteur aux ouvrages classiques de Sir J. Lubbock, H. Spencer, E.b. Tylor, etc.,
et j'ajoute que sa véritable portée ne nous apparaîtra nettement que quand nous aurons
compris le problème de l'interprétation du rêve, tel qu'il va se présenter à nous.
On trouve l'écho de ces croyances primitives chez les peuples de l'Antiquité classique (2).
Ces peuples attribuaient aux rêves une importance considérable; ils croyaient que les
rêves les mettaient en rapport avec le monde des êtres surhumains et qu'ils leur
apportaient des révélations venant des dieux et des démons. De plus, ils étaient
persuadés que les rêves étaient envoyés à dessein au rêveur: ils lui annonçaient le plus
souvent l'avenir. Ces croyances n'ont pas abouti, il est vrai, à une doctrine: l'extraordinaire
variété du contenu des rêves et des impressions qu'ils laissaient rendait difficile la
formation d'une conception homogène et entraînait des distinctions et des catégories
multiples d'après la valeur des rêves et la confiance qu'ils inspiraient. Il va de soi que
l'opinion que les philosophes anciens se faisaient du rêve n'était pas indépendante de la
place qu'ils donnaient dans leur système à la mantique en général.
Dans les deux écrits qu'il lui a consacrés, Aristote considère déjà le rêve comme un objet
d'investigation psychologique. Le rêve n'est pas envoyé par les dieux, il est d'essence non
divine, mais démoniaque, puisque la nature elle-même est démoniaque et non divine. En
d'autres termes, le rêve n'est point une révélation surnaturelle, mais il est conforme aux
lois de l'esprit humain, lui-même parent de la divinité. Le rêve est défini: l'activité de l'âme
de l'homme endormi en tant que tel.
Aristote connaît quelques-uns des caractères de la vie du rêve, par exemple le fait que le
rêve amplifie de menues stimulations nerveuses survenues pendant le sommeil ("on croit
traverser du feu et avoir très chaud, alors que tel ou tel membre subit seulement un
échauffement très léger").
13
Il en conclut que les rêves peuvent révéler au médecin les premiers signes d'un
changement dans l'état du corps, imperceptibles pendant la veille (3).
Ainsi qu'on vient de le voir, avant Aristote les anciens ne considéraient pas le rêve comme
une création de l'esprit du rêveur, mais comme une inspiration divine. Les deux manières
de concevoir le rêve que nous allons retrouver sont ainsi apparentes déjà chez eux. Ils
distinguaient les rêves véridiques et importants, envoyés au dormeur pour le mettre en
garde ou lui annoncer l'avenir, des rêves vains, trompeurs et futiles qui devaient le mener
à sa perte.
Gruppe (Griechische Mythologie und Religionsge schichte, p. 390) nous donne une telle
classification des rêves, d'après Macrobe et Artémidore: "On divisait les rêves en deux
classes. L'une passait pour avoir son origine dans le présent (ou le passé) et ne rien
révéler de l'avenir; elle comprenait les _bé_bn_bú_bp_bn_bi_ba (insomnia), qui rendent
immédiatement la représentation ou son contraire, par exemple la faim ou son
assouvissement, et les _bf_ba_bn_bt_bá_bs_bm_ba_bt_ba, qui amplifient de manière
fantastique la représentation donnée, comme par exemple l'incube Ephialtes. Par contre,
l'autre classe de rêves passait pour déterminer l'avenir; y appartenaient: 1' la prophétie
directe reçue en songe (_bk_br_bh_bm_ba_bt_bi_bs_bm_bó_bz, oraculum); 2' la
prédiction d'un événement à venir (_bö_br_ba_bm_ba, visio); 3' le rêve symbolique
nécessitant une explication (_bö_bn_be_bi_br_bo_bz, somnium). "Cette théorie a régné
pendant de longs siècles.
Cette diversité d'appréciation posait le problème de l'interprétation des rêves.
On attendait des rêves en général des indications importantes, mais on ne pouvait
comprendre directement tous les rêves, ni savoir si tel rêve incompréhensible n'était pas
significatif; c'est pourquoi on s'efforça de remplacer le contenu incompréhensible du rêve
par un autre facile à reconnaître et plein de signification.
14
Vers la fin de l'Antiquité, la plus haute autorité en matière d'interprétation des songes était
Artémidore de Daldis, dont l'oeuvre très détaillée peut nous dédommager de la perte des
ouvrages de contenu analogue (4).
La conception préscientifique du rêve des anciens était en pleine harmonie avec leur
philosophie générale, qui projetait dans le monde extérieur ce qui n'avait de réalité que
dans la vie de l'esprit. De plus, elle rendait compte de l'impression essentielle que nous
donnent au matin les souvenirs demeurés du rêve, car dans ces souvenirs le rêve
s'oppose au contenu de notre conscience comme quelque chose d'étranger et qui
provient d'un autre monde.
Il serait d'ailleurs faux de croire que, de nos jours, la doctrine de l'origine surnaturelle des
rêves manque de partisans. En dehors même des écrivains religieux et mystiques -qui ont
grandement raison de garder, aussi longtemps que les explications des sciences
naturelles ne les en chassent pas, les restes du domaine, jadis si étendu, du surnaturel-,
on rencontre des hommes sagaces et hostiles à toute pensée aventureuse qui s'efforcent
d'étayer leur foi en l'existence et en l'action de forces spirituelles surhumaines
précisément sur le caractère inexplicable des visions des rêves (Haffner). Le prix que
maintes écoles philosophiques (les disciples de Schelling, par exemple) attachent à la vie
du rêve est un écho très clair de l'origine divine incontestée du rêve dans l'Antiquité. Sur
la puissance divinatoire et prophétique du rêve, la discussion n'est pas close non plus. Si
forte que soit, chez tous ceux qui ont des habitudes de pensée scientifique, la tendance à
repousser ces sortes d'allégations, il
faut convenir que les essais d'explication psychologique ne rendent pas compte de tous
les faits accumulés.
Il est difficile de faire l'historique de notre connaissance scientifique du problème du rêve.
Si, en effet, elle a pu aboutir à des études de détail intéressantes, on ne constate point de
progrès d'ensemble. On n'est pas parvenu à construire une assise de résultats assurés
sur lesquels les chercheurs suivants auraient continué à bâtir.
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Chaque nouvel auteur recommence l'étude des mêmes questions. Si je voulais m'en tenir
à la succession des auteurs et dire quels points de vue chacun a développés, il me
faudrait renoncer à donner une vue d'ensemble de la connaissance actuelle du problème
du rêve. C'est pourquoi je préfère m'attacher aux idées directrices; je dirai, à propos de
chaque question, quels éléments les travaux antérieurs ont préparés pour sa solution. Il
n'est pas facile de dominer entièrement une bibliographie aussi dispersée et qui s'étend
sur tant de domaines frontières; je prie donc mes lecteurs de se tenir pour satisfaits si je
n'ai oublié dans mon exposé aucun fait fondamental ni aucun point de vue essentiel.
Jusqu'à ces temps derniers, la plupart des auteurs étudiaient ensemble le sommeil, le
rêve et les états psychopathologiques analogues au rêve, comme les hallucinations,
visions, etc. Les travaux les plus récents montrent, au contraire, une tendance à délimiter
le sujet: ils traitent de questions isolées de psychologie du rêve. Je crois voir dans ce fait
l'expression de la conviction qu'en matières si obscures la clarté et l'accord ne sauraient
être obtenus que par des séries de recherches de détail. Ce que je présente ici est une de
ces recherches de détail, de nature spécialement psychologique. J'ai eu peu d'occasions
de m'occuper du sommeil, car celui-ci est essentiellement un fait physiologique. Il ne sera
donc pas question ici de la bibliographie du sommeil.
L'investigation scientifique dans le domaine du rêve conduit à poser un certain nombre de
questions qui se lient en partie les unes aux autres et que nous allons passer en revue.
I. - Relations du rêve avec la veille
Le jugement simpliste de l'homme éveillé admet que le rêve -même s'il ne provient pas
d'un autre monde- transporte cependant le dormeur dans un monde différent. Le
psychophysiologiste Burdach, à qui nous devons une description soigneuse et fine des
phénomènes du rêve, a exprimé cette conviction en quelques phrases très remarquées
(p. 474): "... Jamais la vie de la journée ne se répète,
avec ses fatigues et ses plaisirs, ses joies et ses peines; le rôle du rêve est bien plutôt de
nous en délivrer.
16
Lors même que notre âme tout entière était pleine d'un objet, que nous étions déchiré par
une profonde douleur ou entièrement préoccupé d'une tâche, le rêve nous a donné
quelque chose de tout à fait étranger, ou bien il n'a pris dans la réalité que quelques
éléments qu'il a fait entrer dans ses combinaisons, ou encore il n'a pris de notre humeur
que la tonalité générale et a symbolisé la réalité. "- J.h. Fichte (I, 541) parle dans le même
sens de rêves complémentaires et les considère comme un des bienfaits cachés de
l'esprit, qui se guérit lui-même. L. Strümpell dit des choses analogues dans son important
travail: Die Natur und Entstehung des Träume: (p. 16): "Qui rêve se détourne du monde
de la conscience éveillée..."; (p. 17): "La mémoire du contenu ordonné et de la conduite
normale de la conscience éveillée peut être considérée comme entièrement perdue dans
le rêve..."; (p. 19): "L'âme est comme absente dans le rêve et entièrement dépourvue des
souvenirs du contenu ordinaire et de la conduite de la vie pendant la veille..."
Mais un nombre beaucoup plus considérable d'auteurs ont défendu une conception tout
opposée des relations du rêve et de la veille. Ainsi Haffner écrit (p. 19): "Avant tout, le
rêve continue la vie de la veille. Nos rêves se rattachent toujours aux représentations qui
peu de temps auparavant étaient dans la conscience. Une observation attentive
découvrira presque toujours le fil par lequel le rêve se rattache aux événements du jour
précédent." Weygandt (p. 6) contredit directement l'affirmation de Busdach que nous
avons citée plus haut: "On peut souvent observer clairement, et cela dans la grande
majorité des rêves, que ceux-ci nous ramènent précisément dans la vie ordinaire au lieu
de nous en délivrer." Maury (Le sommeil et les rêves, p. 56) précise en une de ses brèves
formules: "Nous rêvons de ce que nous avons vu, dit, désiré ou fait." Jessen, dans sa
Psychologie, parue en 1855 (p. 530), dit un peu plus explicitement: "Le contenu du rêve
est toujours plus ou moins déterminé par la personnalité individuelle, par l'âge, le sexe, la
situation, la culture, les habitudes de vie et par les événements et l'expérience de toute la
vie."
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Le philosophe I.g.e. Maass affirme de la manière la plus nette (Ueber die Leidenschaften,
1805): "L'expérience confirme notre affirmation que le plus souvent nous rêvons des
objets de nos passions les plus ardentes. On voit donc que nos passions doivent influer
sur la formation de nos rêves. L'ambitieux rêve des lauriers obtenus (peut-être dans sa
seule imagination) ou encore à obtenir, tandis que l'amoureux s'occupe dans ses rêves de
l'objet de ses plus chères espérances. Tous les désirs et toutes les aversions sensibles
qui sommeillent dans notre coeur peuvent, à condition d'être excités par une cause
quelconque, faire naître un rêve des représentations qui leur sont associées, ou mêler ces
représentations à un rêve déjà construit" (noté par Winterstein in Zbl. für Psychoanalyse).
Les Anciens pensaient de même. Je cite d'après Radestock (p. 139): "Xerxès était
détourné par ses conseillers de l'expédition contre la Grèce, mais ses rêves l'y incitaient
toujours à nouveau. Artaban, le sage interprète des songes, lui dit très justement que les
images des songes contenaient le plus souvent les pensées de la veille."
Lucrèce dit dans le De Rerum Natura (IV, v. 962-967):
"Et quo quisque fere studio devinctus adhaeret,
aut quibus in rebus multum sumus ante morati
atque in ea ratione fuit contenta magis mens,
in somnis eadem plerumque videmur obire;
causidici causas agere et componere leges,
induperatores pugnare ac proelia obire..."
De même Cicéron (De Divin., II) (comme plus tard Maury): "Maximeque reliquiae earum
rerum moventur in animis et agitantur, de quibus vigilantes auf cogitavimus auf egimus."
L'opposition entre les deux opinions que nous venons d'indiquer semble irréductible. Ce
fait a dû frapper F.w. Hildebrandt, qui écrit (1875, p. 8): "Les particularités du rêve ne
sauraient être exprimées que par une série d'oppositions qui apparemment peuvent
devenir des contradictions totales..." "La première de ces oppositions est d'une part
l'isolement du rêve, son exclusion entière de la vie réelle et vraie, d'autre part
l'empiétement constant de l'un sur l'autre, la constante dépendance entre l'un et l'autre. Le
rêve diffère de la réalité vécue pendant la veille, il a une existence entièrement fermée et
séparée de la vie réelle par un abîme infranchissable.
18
Il nous détache de la réalité, il efface en nous le souvenir de celle-ci et nous place dans
un autre monde, dans une existence toute différente et qui au fond n'a rien à voir avec
notre existence réelle..." Hildebrandt montre ensuite comment, lorsque nous nous
endormons, tout notre être, avec la forme même de son existence, disparaît "comme dans
une trappe invisible". On fera par exemple la traversée de Sainte-Hélène pour offrir
d'excellent vin de la Moselle à Napoléon. On sera très bien reçu par l'ex-empereur et on
regrettera presque que le réveil dérange cette intéressante illusion. Comparons
maintenant rêve et réalité. On n'a jamais été négociant en vins, on n'a jamais pensé à le
devenir, on n'a jamais fait de traversée et Sainte-Hélène ne serait assurément pas le but
que l'on choisirait. On n'a aucune sympathie pour Napoléon, mais bien plutôt une haine
patriotique. De plus, le rêveur n'était pas encore au monde lors de la mort de Napoléon; il
était donc impossible qu'il fût en relation personnelle avec lui. Ainsi les événements du
rêve nous apparaissent comme quelque chose d'étranger, intercalé entre deux fragments
de vie qui convenaient parfaitement l'un à l'autre et se continuaient.
"Et cependant, continue Hildebrandt, le contraire est tout aussi vrai et juste. La liaison et
les rapports les plus intimes vont de front avec cet isolement et cette exclusion. On peut
même dire que, quoi que présente le rêve, il prend ses éléments dans la réalité et dans la
vie de l'esprit qui se développe à partir de cette réalité... Si singulière que soit son oeuvre,
il ne peut cependant jamais échapper au monde réel, et ses créations les plus sublimes
comme les plus grotesques doivent toujours tirer leurs éléments de ce que le monde
sensible offre à nos yeux ou de ce qui s'est trouvé d'une quelconque manière dans la
pensée de la veille, en d'autres termes, de ce que nous avons déjà vécu intérieurement
ou extérieurement."
II. - Le Matériel du rêve
La mémoire dans le rêve
Tout le matériel qui forme le contenu du rêve provient d'une manière quelconque de notre
expérience vécue: il est donc reproduit ou remémoré dans le rêve.
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Cela au moins nous pouvons le tenir pour certain. Mais il ne faut pas croire que la liaison
entre le contenu du rêve et la veille apparaisse sans peine comme un fait qui saute aux
yeux aussitôt qu'on instaure la comparaison. Il faut au contraire la rechercher avec grand
soin, et dans nombre de cas elle se dissimule longtemps. Cela parce que dans le rêve
notre mémoire présente une série de particularités qui, souvent observées, se sont
jusqu'ici dérobées à toute explication. Elles valent la peine d'être examinées.
Tout d'abord, le rêve présente des éléments que nous ne reconnaissons pas pendant la
veille comme appartenant à notre savoir et à notre expérience. On se souvient d'avoir
rêvé ce dont il s'agit, mais on ne se rappelle pas quand ni comment on l'a vécu. On ne sait
donc à quelle source le rêve a puisé et on est tenté de croire à une activité créatrice
indépendante, jusqu'à ce qu'un événement nouveau rappelle le souvenir perdu d'un
événement ancien, découvrant ainsi l'origine du songe. Il faut convenir alors qu'on a su et
qu'on s'est rappelé en rêve quelque chose qui échappait à la mémoire de la veille (5).
Delboeuf raconte le fait suivant, pris dans sa propre expérience. Il voyait en rêve la cour
de sa maison couverte de neige et y trouvait deux petits lézards, raidis par le froid et
ensevelis par la neige, qu'il ramassait, réchauffait et rapportait dans leur petit trou, dans la
muraille. Il y mettait de plus quelques feuilles d'une petite fougère qui poussait sur le mur
et que les lézards aimaient. En rêve il savait que la plante s'appelait: Asplenium ruta
muralis. Le rêve continuait; après que d'autres événements s'y étaient intercalés, il
revenait aux lézards, et Delboeuf voyait avec étonnement deux nouveaux animaux qui
s'étaient formés des restes de la fougère. Il tournait ensuite ses yeux vers la campagne et
voyait un cinquième, puis un sixième lézard prendre le chemin du trou dans la muraille.
Enfin toute la route était couverte par une procession de lézards qui allaient tous dans la
même direction, etc.
Delboeuf savait les noms latins de peu de plantes, à l'état de veille il ne connaissait pas
l'Asplenium. Il vit, à son grand étonnement, qu'il existait réellement une fougère de ce
nom.
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Le rêve avait un peu transformé sa dénomination exacte, qui était: Asplenium ruta
muraria. On ne pouvait imaginer une rencontre fortuite. Delboeuf se demandait donc d'où
lui était venu le nom d'Asplenium.
Le rêve avait eu lieu en 1862; seize ans plus tard, le philosophe, en visite chez un de ses
amis, vit un petit album contenant des feuilles séchées comme on en vend aux étrangers,
dans diverses régions de Suisse, pour servir de cadeau-souvenir. Un souvenir lui revint à
l'esprit, il ouvrit l'herbier, y trouva l'Asplenium de son rêve et reconnut que lui-même avait
écrit le nom latin. Il put rétablir alors la liaison des faits. En 1860 -deux ans avant le rêve
des lézards-, une soeur de cet ami, en voyage de noces, avait rendu visite à Delboeuf.
Elle avait alors l'album destiné à son frère, et Delboeuf s'était donné la peine d'écrire,
sous la dictée d'un botaniste, le nom latin de chacune des plantes sèches.
Grâce au hasard, qui rend cet exemple si intéressant, Delboeuf put retrouver, pour une
autre partie du contenu de ce rêve, la source oubliée. En 1877, un vieux volume d'un
journal illustré lui étant tombé entre les mains, il y retrouva toute la procession des lézards
telle qu'il l'avait rêvée en 1862. Le volume était de 1861, et Delboeuf se rappela qu'il avait
été abonné à ce périodique dès son apparition.
Le fait que le rêve dispose de souvenirs inaccessibles à la veille est si remarquable et si
important au point de vue théorique que j'y insisterai encore, en rapportant d'autres rêves
"hypermnésiques". Maury raconte que, pendant quelque temps, le mot Mussidan lui
revenait souvent à l'esprit dans la journée. Il savait que c'était le nom d'une ville de
France, mais rien de plus. Il rêva un jour qu'il s'entretenait avec une certaine personne,
qui lui disait venir de Mussidan et qui, sur sa demande, lui dit que Mussidan était un cheflieu
de canton du département de la Dordogne. Réveillé, Maury n'en crut rien, mais un
dictionnaire de géographie lui prouva que c'était parfaitement exact. Dans ce cas encore,
le rêve était plus savant que la veille, mais on n'a pu retrouver la source oubliée de ce
savoir.
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Jessen raconte (p. 55) un fait de rêve du temps passé, en tout point semblable. "Il faut
classer, entre autres, parmi ceux-là le rêve du vieux Scaliger (Hennings, l. c., p. 300) qui
avait écrit à Vérone un poème à la louange des hommes célèbres. Il vit en rêve un
homme qui lui dit s'appeler Brugnolus et qui se plaignit d'avoir été oublié. Scaliger, bien
qu'il ne se rappelât pas avoir jamais entendu parler de lui, lui consacra des vers, et son fils
apprit plus tard à Vérone qu'il y avait eu autrefois, dans cette ville même, un célèbre
critique du nom de Brugnolus."
Hervey de Saint-Denis (cit. d'après Vaschide, p. 232) raconte un rêve hypermnésique
caractérisé par la particularité suivante: il était suivi d'un second rêve qui complétait la
reconnaissance du souvenir non identifié dans le premier: "Je rêve une autre nuit que je
vois une jeune femme blonde comme de l'or, causant avec ma soeur et lui montrant un
petit ouvrage en tapisserie qu'elle avait fait. En songe, je crois parfaitement la reconnaître;
j'ai même le sentiment de l'avoir rencontrée déjà bien des fois. Cependant, je m'éveille, et
ce visage, encore présent à ma pensée, me semble dès lors absolument inconnu. Je me
rendors; la même vision se reproduit. J'ai gardé, tout en rêvant, la conscience des instants
du réveil momentané que je viens d'avoir, aussi bien que de cette impression que j'ai
ressentie d'avoir eu devant les yeux de mon esprit un visage que je n'avais encore jamais
vu. Rendu aux illusions du rêve, je m'en étonne; je me demande comment j'ai pu manquer
à ce point de mémoire, et, mêlant
l'incohérence du songe à la vague réminiscence d'une idée que je désire éclaircir, je
m'approche de la blonde jeune femme et je lui demande à elle-même si je n'ai pas déjà eu
le plaisir de la rencontrer. - Assurément, me répondit-elle, souvenez-vous des bains de
mer de Pornic. Ces mots me frappent. Je fus réveillé tout à fait, et je me rappelai alors
parfaitement les circonstances dans lesquelles j'avais recueilli, sans m'en douter, ce
gracieux cliché souvenir."
Le même auteur (dans Vaschide, p. 233) raconte le fait suivant: Un musicien de ses amis
entendit un jour en rêve une mélodie qui lui parut entièrement nouvelle. Il ne la trouva que
plusieurs années après dans une vieille collection de morceaux de musique qu'il ne se
rappelle toujours pas avoir eue auparavant entre les mains.
Myers a publié (Proceedings of the Society for psychical Research) toute une collection
de rêves hypermnésiques.
Tous ceux qui se sont occupés de la question du rêve savent combien souvent il
témoigne de connaissances et de souvenirs que l'on ne croyait pas posséder pendant la
veille.
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Mes travaux psychanalytiques sur des nerveux -dont je parlerai plus tard- me donnent
l'occasion, plusieurs fois par semaine, de prouver aux patients, grâce à leurs rêves, qu'ils
connaissent très bien des citations, des mots obscènes et bien d'autres choses
semblables dont ils se servent pendant leurs rêves, bien qu'ils les oublient pendant la
veille. Je voudrais communiquer encore un cas, très simple, d'hypermnésie pendant le
rêve, parce qu'il est très aisé retrouver la source d'où découlait la connaissance
accessible au rêve seul.
Au cours d'un long rêve, un patient rêva qu'il s'était fait servir dans un café une
"Kontuszówka". Il me demanda, après me l'avoir raconté, ce que cela pouvait bien être. Il
n'avait jamais entendu ce nom. Je lui répondis que c'était une eau-de-vie polonaise dont il
n'avait assurément pas inventé le nom en rêve: je l'avais vu, en effet, depuis longtemps
déjà, sur des affiches. Il ne voulut d'abord pas me croire. Quelques jours après, ayant
réalisé son rêve en allant au café, il remarqua ce nom sur une affiche au coin d'une rue
où, depuis des mois, il passait au moins deux fois par jour.
J'ai éprouvé moi-même quel rôle considérable joue le hasard dans la découverte de
l'origine des divers éléments du rêve. L'image d'un certain clocher d'architecture très
simple, et que je ne me rappelais pas avoir vu, m'a poursuivi pendant des années. Je le
reconnus brusquement et avec une certitude entière dans une petite station entre
Salzbourg et Reichenhall que j'avais traversée pour la première fois en 1886.
Plus tard, comme je m'occupais beaucoup de l'étude du rêve, l'image d'un certain lieu
bizarre qui revenait souvent dans mes songes m'était devenue insupportable. Je voyais à
ma gauche, placée d'une certaine façon par rapport à moi, une pièce sombre d'où se
détachaient plusieurs statues de grès grotesques. Une ombre de souvenir à laquelle je ne
voulais pas me fier me faisait croire que c'était l'entrée d'une brasserie, mais je ne pouvais
m'expliquer ni le sens de cette image, ni son origine. En 1907, je vins par hasard à
Padoue où à mon grand regret je n'étais plus retourné depuis 1895. Ma première visite
avait d'ailleurs été incomplète: je n'avais pu voir les fresques de Giotto à la Madonna
dell'Arena et j'avais fait demi-tour en apprenant que ce jour-là la petite église était fermée.
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Lors de ma seconde visite, douze ans plus tard, je voulus reprendre le chemin de la
Madonna dell'Arena. Sur la route qui y conduisait, à gauche, à l'endroit sans doute où
j'avais dû faire demi-tour en 1885, je découvris l'endroit que j'avais si souvent vu en rêve
et ses statues de grès. C'était bien l'entrée du jardin d'un restaurant.
L'enfance est une des sources d'où le rêve tire le plus d'éléments, de ceux notamment
que nous ne nous rappelons pas pendant la veille et que nous n'utilisons pas. Je citerai
quelques-uns des auteurs qui ont souligné ce fait.
Hildebrandt remarque (p. 23): "On a déjà convenu expressément que le rêve nous
représentait quelquefois fidèlement et avec une exactitude merveilleuse des événements
éloignés et que nous avions nous-même oubliés."
Strümpell dit (p. 40): "Il est curieux encore de remarquer que le rêve ressuscite dans leur
fraîcheur originelle et leur intégrité les images de lieux, d'objets et de personnes
ensevelies sous les alluvions les plus profondes que l'écoulement du temps puisse
déposer sur les événements de notre prime jeunesse. Il ne s'agit pas seulement
d'impressions qui dès leur naissance nous avaient frappé ou s'étaient unies à de fortes
valeurs psychiques et qui reviendraient plus tard en rêve comme des souvenirs véritables
que la conscience de veille serait heureuse de retrouver. Il y a, dans les profondeurs de
notre mémoire de rêve, des images de personnes, de choses, de lieux et d'événements
d'autrefois qui nous avaient médiocrement frappé, ou ne possédaient aucune valeur
psychique; ou qui, ayant perdu depuis longtemps l'une et l'autre qualités, nous paraissent
totalement étrangères en rêve comme au réveil, jusqu'à ce que nous découvrions leur
origine."
Volkelt note (p. 119): "La manière dont nos souvenirs d'enfance et de jeunesse rentrent
dans nos rêves est particulièrement remarquable. Le rêve nous rappelle inlassablement
ce à quoi nous ne pensons plus, ce qui a perdu pour nous toute importance."
Le rêve disposant de souvenirs d'enfance qui sont pour la plupart hors de la mémoire
consciente, nous avons des rêves hypermnésiques fort intéressants dont je voudrais
donner quelques exemples:
Maury raconte (Le sommeil, p. 92) que, dans son enfance, il était allé souvent de Meaux,
sa ville natale, au village voisin de Trilport où son père dirigeait la construction d'un pont.
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Une nuit, en rêve, il se retrouve à Trilport, jouant dans les rues. Un homme qui porte une
sorte d'uniforme s'approche de lui. Maury lui demande son nom. Il se nomme C..., est
gardien du pont. Réveille, Maury, doutant de l'exactitude de son souvenir, demande à une
vieille servante qui était chez lui depuis son enfance si elle se rappelle un homme de ce
nom. "Assurément, dit-elle, c'était le gardien du pont que votre père a fait construire."
La certitude des souvenirs d'enfance resurgis dans le rêve nous est encore démontrée par
l'exemple, donné par Maury, d'un M.f... qui avait passé son enfance à Montbrison. Vingtcinq
ans après en être parti, il résolut d'aller revoir sa ville natale et de rendre visite à de
vieux amis de sa famille qu'il n'avait pas vus depuis. La nuit avant son départ, il rêve qu'il
est arrivé et que, près de Montbrison, il rencontre un inconnu qui lui dit qu'il est M.t..., ami
de son père. Le sujet savait qu'étant enfant il avait connu un monsieur de ce nom, mais il
ne se rappelait plus son aspect. Quelques jours plus tard, arrivé réellement à Montbrison,
il retrouve le lien vu en rêve, qu'il croyait ne pas connaître, et rencontre un monsieur en
qui il reconnaît aussitôt M.t... de son rêve. Le personnage véritable était seulement
beaucoup plus âgé que l'image du rêve.
Je puis raconter ici un de mes propres rêves dans lequel l'impression qui revient à la
mémoire est remplacée par une relation. Je voyais une personne dont je savais qu'elle
était le médecin de mon pays natal. Son visage était indistinct et se confondait avec celui
d'un des professeurs de mon lycée que je rencontre encore aujourd'hui. Réveillé, je ne
pus découvrir quel rapport unissait ces deux personnes. Je parlai à ma mère de ce
médecin, j'appris qu'il était borgne; lé professeur dont le visage se confondait dans mon
rêve avec celui du médecin l'était aussi. Il y avait 38 ans que je n'avais plus vu le médecin
et jamais à ma connaissance je n'avais pensé à lui, durant la veille, bien qu'une cicatrice
au menton eût dû me rappeler une de ses interventions.
Il semble que les observations de nombreux auteurs, selon lesquels la majorité dés rêves
peuvent être ramenés à des éléments datant des jours précédents, dussent
contrebalancer le rôle excessif attribué aux impressions d'enfance
dans la vie du rêve.
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Robert (p. 46) déclare même: "En général le rêve normal n'utilise que les impressions des
derniers jours écoulés." Nous apprendrons en effet que la théorie du rêve construite par
Robert exige impérieusement ce refoulement des anciennes impressions et cette poussée
en avant des plus récentes. Le fait même affirmé par Robert est exact, mes propres
recherches m'en ont persuadé. Un auteur américain, Nelson, estime que le rêve met le
plus souvent en valeur des impressions de la veille ou de l'avant-veille, comme si les
impressions du jour n'étaient pas assez affaiblies, assez extérieures.
Plusieurs auteurs, qui ne mettent pas en doute l'intime liaison entre le rêve et la veille, ont
remarqué que des impressions qui avaient intensément occupé la pensée
n'apparaissaient dans le rêve que lorsqu'elles avaient été en quelque sorte refoulées.
Ainsi on ne rêvé pas d'un mort aimé pendant les premiers temps et aussi longtemps que
le chagrin préoccupé exclusivement (Delage). Toutefois, une des plus récentes
observatrices, Miss Hallam, a collectionné des exemples tout opposés et déclaré qu'il faut
ici tenir compté de la personnalité de chacun.
La troisième, la plus remarquable et la plus incompréhensible des particularités de la
mémoire dans le rêve est le choix des éléments reproduits. Ce n'est plus, comme dans la
veillé, le plus caractéristique, mais au contraire ce qui est le plus indifférent, le plus
insignifiant, qui est considéré comme le plus digne de souvenir. Je laisse ici la parole aux
auteurs qui ont exprimé leur étonnement de la manière la plus forte.
Hildebrandt écrit (p. 11): "Le plus étonnant est qu'en général le rêve ne tire pas ses
éléments des événements importants et considérables, des puissants intérêts qui, le jour
précédent, nous ont stimulé; mais des accessoires, des à-côtés et, pour ainsi dire, des
miettes d'un passé ou récent ou très éloigné. La mort d'un de nos proches qui nous a
bouleversé, sous l'impression de laquelle nous nous sommes endormi tard dans la nuit,
disparaîtra de notre mémoire jusqu'à ce que le réveil l'y ramène avec une puissance
funeste. En revanche, une verrue sur le front d'un ami que nous avons rencontré jouera
un rôle dans notre rêve, bien qu'après l'avoir quitté nous n'y ayons pas pensé un seul
instant."
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Strümpell signale (p. 39) des cas où, "en fragmentant le rêve, nous en trouvons des
parties qui proviennent de notre vie du ou des jours précédents, mais qui étaient si
insignifiantes et si dépourvues de valeur pour la conscience de veille qu'elles étaient
tombées dans l'oubli aussitôt après. Ces événements peuvent être des opinions
entendues par hasard ou des actes auxquels nous avons prêté une attention superficielle,
des impressions rapides d'objets ou de personnes, quelques petits passages d'une
lecture, et ainsi de suite".
Havelock Ellis dit (1899, p. 727): "The profound emotions of waking life, the questions and
problems on which we spread our chief voluntary mental energy, are not those which
usually present themselves at once to dream consciousness. It is so far as the immediate
past is concerned, mostly the trifling, the incidental, the "forgotten" impressions of daily life
wich reappear in our dreams. The psychic activities that are awake most intensely are
those that sleep most profoundly.
Binz (p. 45) part précisément de ces particularités de la mémoire dans le rêve pour
critiquer sa propre explication: "Et le rêve naturel pose les mêmes questions. Pourquoi, au
lieu de rêver toujours des souvenirs les plus récents, plongeons-nous souvent sans aucun
motif reconnaissable dans un passé lointain et presque éteint? Pourquoi, en rêve, notre
conscience est-elle si souvent impressionnée par des images de souvenirs indifférents, et
pourquoi, fortement frappé, notre cerveau reste-t-il muet et figé, lors même qu'une
excitation vive a tout récemment renouvelé l'impression?"
On voit aisément comment la bizarre préférence de la mémoire du rêve pour l'indifférent,
et par conséquent l'inaperçu, dans les événements du jour devait conduire le plus souvent
à méconnaître la dépendance du rêve à l'égard de la vie ordinaire ou tout au moins à
rendre très difficile, dans chaque cas, la preuve de cette dépendance. C'est pourquoi Miss
Calkins, dans la statistique de ses rêves (et des rêves de ses amis), trouve 11% de rêves
sans relations avec la vie de la veille. Assurément Hildebrandt a raison quand il estime
que toutes nos images de rêve pourraient être expliquées génétiquement si nous
consacrions chaque fois le temps et l'attention nécessaires à rechercher leur origine.
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A la vérité, il considère cela comme "une tâche très ingrate et très fatigante. Car il s'agit,
en effet, le plus souvent de dénicher des coins les plus reculés de la mémoire toutes
sortes de choses sans aucune valeur, de ramener au jour toutes sortes de moments
indifférents d'un temps dès longtemps passé, que peut-être l'heure suivante avait déjà
ensevelis". Pour ma part, je regrette que cet auteur pénétrant se soit détourné de la voie
dans laquelle il pouvait s'engager ainsi. Elle l'aurait immédiatement conduit au centre de
l'explication du rêve.
Le comportement de la mémoire dans le rêve est certainement très significatif pour toute
théorie de la mémoire. Il nous apprend que "rien de ce que nous avons possédé
intellectuellement ne peut être entièrement perdu" (Scholz, p. 34). Ou, comme le dit
Delboeuf, que "toute impression, même la plus insignifiante, laisse une trace inaltérable,
indéfiniment susceptible de reparaître au jour", conclusion à laquelle nous conduisent
également tant de phénomènes de psychologie pathologique. Il faudra se rappeler ces
extraordinaires possibilités de la mémoire dans le rêve, quand nous aurons affaire à des
théories qui expliquent l'absurdité et l'incohérence du rêve par un oubli partiel de ce que
nous savons pendant le jour.
On pourrait avoir l'idée de ramener le phénomène du rêve à celui de la mémoration et de
voir dans le rêve la manifestation d'une activité reproductrice qui ne s'arrêterait même pas
pendant la nuit et serait son propre but en quelque sorte. Des travaux comme ceux de
Pilcz, selon qui on pourrait établir un rapport fixe entre le moment du rêve et son contenu,
s'accorderaient avec ces vues. Nous retrouverions pendant un sommeil profond les
impressions d'époques déjà lointaines; vers le matin, nos rêves nous rendraient des
impressions récentes. Mais une pareille conception semble dès l'abord invraisemblable, à
cause de la manière dont le rêve emploie les éléments à mémoriser. Strümpell attire avec
raison l'attention sur le fait que jamais des événements vécus ne se répètent pendant les
rêves. Le rêve ajoute bien des accessoires, mais le chaînon suivant manquera, il sera
transformé, ou bien un fait entièrement étranger apparaîtra à sa place. Le rêve n'apporte
que des fragments de copies. Cela est tellement certain que l'on peut en tirer les
déductions théoriques. Il y a cependant des exceptions, un rêve reproduisant un
événement d'une manière aussi complète que pourrait le faire notre mémoire pendant la
veille.
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Delboeuf raconte qu'un de ses collègues de l'université avait refait en rêve une
promenade en voiture très dangereuse au cours de laquelle il n'avait échappé que par
miracle à un accident, et cela avec tous les détails qu'il avait vécus. Miss Calkins
mentionne deux rêves qui reproduisaient exactement un événement du jour précédent. Je
raconterai moi-même, un peu plus loin, un exemple de retour sans modification dans le
rêve d'événements d'enfance (6).
III. - Les stimuli et les sources du rêve
L'expression populaire "les rêves viennent de l'estomac" explique ce que nous entendons
par les stimuli du rêve, sources du rêve. Derrière ces concepts se dissimule une théorie
du rêve conçu comme conséquence d'un dérangement pendant le sommeil. Nous
n'aurions rien rêvé si rien n'avait troublé notre sommeil, et le rêve est la réaction contre ce
dérangement.
Les auteurs qui traitent du rêve font une large place aux causes qui le provoquent. Il est
évident que le problème n'a pu se poser que du jour où le rêve est devenu objet de
recherche de la part des biologistes. Les anciens, qui considéraient le songe comme
envoyé par les dieux, n'avaient pas à chercher sa source dans des excitations physiques.
Le rêve était envoyé par la volonté divine ou par les puissances infernales, son contenu
dépendait de leur savoir ou de leurs intentions. La science, par contre, se demanda
aussitôt si le stimulus du songe était toujours le même ou s'il pouvait être multiple, et dès
lors la question se posa de savoir s'il appartenait à la psychologie ou à la physiologie
d'expliquer les causes du rêve.
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La plupart des auteurs paraissent admettre que les causes de trouble dans le sommeil, et
par conséquent les sources du rêve, peuvent être multiples et qu'aussi bien les stimuli
somatiques que les excitations psychiques peuvent provoquer les rêves. Les opinions
diffèrent beaucoup aussitôt qu'il s'agit de préférer l'une ou l'autre des sources du rêve et
de les classer par ordre d'importance.
Si l'on dénombre complètement les sources des rêves, on en trouve finalement de quatre
sortes. Cette division peut d'ailleurs aussi servir pour les rêves eux-mêmes:
1- Excitation sensorielle externe (objective);
2- Excitation sensorielle interne (subjective);
3- Stimuli somatiques internes (organiques);
4- Source purement psychique de la stimulation.
1- Les stimuli sensoriels externes
Strümpell jeune, le fils du philosophe dont l'oeuvre sur le rêve nous a si souvent guidé
dans ces problèmes, a communiqué l'observation (souvent citée depuis) d'un malade
atteint d'anesthésie générale et d'anesthésie de la plupart des impressions sensorielles.
Lorsque chez cet homme on supprimait momentanément les quelques impressions
sensorielles restantes, il s'endormait. Quand nous voulons nous endormir, nous nous
efforçons de nous mettre dans une situation analogue à celle de l'expérience de
Strümpell. Nous fermons les yeux, qui sont, de toutes les portes des sens, les plus
importantes, et nous nous efforçons d'éloigner de nos autres sens tout stimulus ou toute
modification des stimuli qui agissent sur eux. Nous nous endormons ensuite, bien que
notre effort ne soit jamais parfaitement réussi. Nous ne pouvons ni éloigner entièrement
de nos sens tout stimulus, ni supprimer entièrement l'excitabilité de nos sens. Le fait que
nous pouvons toujours être réveillés par un stimulus plus fort prouve bien "que, même
pendant le sommeil, l'âme est en liaison constante avec le monde extérieur au corps". Les
stimuli sensoriels qui nous parviennent pendant le sommeil peuvent très bien devenir
sources de rêves.
Il y a un grand nombre de ces stimuli depuis ceux que le sommeil apporte inévitablement
avec lui ou laisse passer jusqu'au stimulus accidentel qui peut provoquer ou provoque
vraiment le réveil.
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Une lumière plus forte peut frapper nos yeux, un bruit peut se faire entendre, un corps
odorant peut impressionner notre muqueuse nasale. Nous pouvons, pendant notre
sommeil, découvrir par un mouvement involontaire telle ou telle partie de notre corps et
avoir ainsi une impression de froid, ou bien, en changeant de position, nous donner des
sensations de pression et de contact. Une mouche peut nous piquer, un petit accident
nocturne peut troubler plusieurs sens à la fois. On a réuni quantité de rêves dont le
contenu correspondait si parfaitement au stimulus constaté au réveil qu'on pouvait
reconnaître l'un comme source de l'autre.
Je donne ici, d'après Jessen (p. 527), une série de rêves que l'on peut ramener à des
stimulations sensorielles objectives, plus ou moins accidentelles. Chaque bruit plus ou
moins clairement entendu éveille des images de rêve correspondantes: le roulement du
tonnerre nous transportera au milieu d'une bataille, le chant du coq peut se transformer en
cri d'angoisse, le grincement d'une porte peut nous faire rêver que des voleurs entrent
dans la maison. Si, la nuit, nous perdons notre couverture, nous rêverons peut-être que
nous nous promenons tout nu ou que nous sommes tombé dans l'eau. Si nous sommes
couché en travers de notre lit et que nos pieds dépassent, il se peut que nous rêvions que
nous sommes au bord d'un abîme effroyable ou que nous tombons d'une cime escarpée.
Si par hasard nous mettons la tête sous l'oreiller, un énorme rocher sera suspendu sur
notre tête, prêt à nous écraser. Une hypersécrétion spermatique engendre des rêves
voluptueux, des douleurs locales donnent l'idée qu'on subit de
mauvais traitements, que des ennemis nous attaquent ou que l'on a été blessé.
"Meier (Versuch einer Erklärung des Nachtwandelns, Halle, 1758, p. 33) rêva un jour qu'il
avait été attaqué par des individus qui l'avaient étendu sur le sol et lui avaient planté un
piquet entre le gros orteil et l'orteil voisin. Il se réveilla aussitôt et y trouva un brin de paille.
D'après Hennings (1784, p. 258), il rêva encore, un jour où il avait serré trop fort sa
chemise autour de son cou, qu'on le pendait. Hoffbauer rêva, dans sa jeunesse, qu'il était
tombé d'un mur élevé, et, en se réveillant, il constata que le bois de son lit s'était déboîté
et qu'il était réellement tombé...
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Gregory raconte comment, un jour où il avait dans son lit une bouillotte d'eau chaude, il
rêva qu'il faisait un voyage sur la cime de l'Etna et trouvait la chaleur du sol insupportable.
Un autre, comme on lui avait mis sur la tête un vésicatoire, rêva qu'il était scalpé par les
Indiens; un troisième, qui dormait avec une chemise humide, croyait être emporté par un
torrent. Un malade, sentant dans son sommeil le commencement d'un accès de goutte,
croyait être tombé entre les mains de l'Inquisition et mis à la torture (Macnish)."
La thèse fondée sur la ressemblance entre le stimulus et le contenu du rêve est encore
renforcée si l'on parvient à obtenir, par des stimulations sensorielles préméditées, des
rêves correspondants. D'après Macnish, Giron de Buzareingues avait déjà instauré des
expériences de cette espèce. "Il laissa ses genoux découverts et rêva qu'il voyageait de
nuit dans une chaise de poste. Il fait remarquer que tous les voyageurs connaissent ce
froid aux genoux la nuit. Une autre fois, il ne se couvrit pas la tête et rêva qu'il assistait à
une cérémonie religieuse en plein air. Dans le pays où il vivait, la coutume voulait que l'on
gardât toujours la tête couverte, sauf précisément dans l'occasion en question."
Maury communique des observations analogues de rêves obtenus par lui-même (une
série d'autres essais ne donna pas de résultats):
1- On lui chatouille les lèvres et le bout du nez avec une plume. - Il rêve d'une torture
effroyable. On lui a mis un masque de poix sur le visage, puis on l'a arraché, de sorte que
la peau a suivi.
2- On heurte des ciseaux et une paire de pincettes. - Il entend le son des cloches, puis le
tocsin, et se retrouve en juin 1848.
3- On lui fait sentir de l'eau de Cologne. - Il est au Caire dans la boutique de Jean-Marie
Farina. D'autres folles aventures qu'il ne peut pas raconter se rattachent à cela.
4- On le pince légèrement à la nuque. - Il rêve qu'on lui met un vésicatoire et pense à un
médecin qui l'a soigné dans son enfance.
5- On approche un fer chaud de son visage. - Il rêve qu'une bande de "chauffeurs" s'est
introduite dans la maison et que l'on oblige chacun à donner son argent en lui mettant
pieds sur des charbons ardents. Puis vient la duchesse d'Abrantès, dont il est le
secrétaire dans son rêve.
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8- On lui verse une goutte d'eau sur le front. - Il rêve qu'il est en Italie, qu'il transpire
énormément et boit du vin blanc d'Orvieto.
9- On fait tomber sur lui, à diverses reprises, la lumière d'une bougie à travers un papier
rouge. - Il rêve d'orage, de chaleur et se retrouve dans une tempête qu'il a éprouvée un
jour, comme il traversait la Manche.
Hervey de Saint-Denis, Weygandt, etc., ont fait d'autres essais de production
expérimentale de rêves.
On a fait remarquer de divers côtés "la merveilleuse habileté avec laquelle le rêve introduit
dans ses créations des impressions brusques venues du monde des sens de telle sorte
qu'elles y prennent l'aspect d'une catastrophe préparée dès longtemps" (Hildebrandt).
"Quand j'étais jeune, raconte cet auteur, je me servais d'un réveil pour me réveiller
régulièrement le matin. Il m'est arrivé des centaines de fois de constater que le son de cet
instrument entrait dans un rêve qui me paraissait très long et très cohérent, comme si le
rêve tout entier avait été fait exprès pour cela et avait trouvé en lui sa fin normale et
inévitable et le but qui lui était naturellement assigné."
Je citerai un peu plus loin trois de ces rêves de réveil-matin qui soulèvent encore d'autres
questions.
Volkelt (p. 68) raconte: "Un compositeur rêvait un jour qu'il faisait un cours. Il voulait
précisément expliquer quelque chose à ses élèves. Il achève et se tourne vers un des
garçons en demandant: "As-tu compris?" Celui-ci crie, comme un possédé: "O ja!"(Oh
oui!). Fâché, il lui interdit de crier. Mais toute la classe criait déjà: "Orja!" -puis"Eurjo!"-
...