Nos étoiles Contraires
Dissertations Gratuits : Nos étoiles Contraires. Recherche parmi 298 000+ dissertationsPar houda14 • 17 Février 2015 • 4 292 Mots (18 Pages) • 807 Vues
Chapitre un
L'année de mes dix-sept ans, vers la fin de l’hiver, ma mère
a décrété que je faisais une dépression. Tout ça parce que je
ne sortais quasiment pas de la maison, que je traînais au lit à
longueur de journée, que je relisais le même livre en boucle,
que je sautais des repas et que je passais le plus clair de mon
immense temps libre à penser à la mort.
Quoi qu’on lise sur le cancer (brochures, sites Internet ou
autres), on trouvera toujours la dépression parmi les effets
secondaires. Pourtant, la dépression n’est pas un effet
secondaire du cancer. C’est mourir qui provoque la dépression
(et le cancer, et à peu près tout, d’ailleurs). Mais ma
mère, persuadée que je devais être soignée, a pris rendez-vous
chez mon médecin, le docteur Jim, qui a confirmé que je
nageais en pleine dépression, une dépression tétanisante et
tout ce qu’il y a de plus clinique. Conclusion : il fallait modifier
mon traitement, et je devais m’inscrire à un groupe de
soutien hebdomadaire.
Le groupe mettait en scène des personnages plus ou moins
mal en point et sa composition changeait régulièrement.
Pourquoi changeait-elle ? C’était un effet secondaire de
mourir.
Inutile de préciser que ces séances étaient déprimantes au
possible. Elles avaient lieu tous les mercredis dans la crypte
en forme de croix d’une église épiscopale aux murs de pierre.
On s’asseyait en cercle au centre de la croix, là où les deux
morceaux de bois auraient dû se croiser : pile où le coeur de
Jésus aurait dû se trouver.
Je le savais parce que Patrick, l’animateur, qui était aussi la
seule personne du groupe à avoir plus de dix-huit ans, nous
bassinait à chaque réunion avec le coeur de Jésus, au centre
duquel nous, jeunes survivants du cancer, étions littéralement
réunis.
Voilà comment ça se passait au coeur du coeur de Dieu :
notre groupe de six, sept ou dix arrivait à pied ou en chaise
roulante, piochait dans un malheureux assortiment de biscuits
et se servait un verre de limonade, avant de prendre place
dans le cercle de la vérité et d’écouter Patrick débiter pour la
millième fois le récit déprimant de sa vie – comment il avait
eu un cancer des testicules et aurait dû en mourir, sauf qu’il
n’était pas mort et que maintenant il était même un adulte bien
vivant qui se tenait devant nous dans la crypte d’une église
de la 137e ville d’Amérique la plus agréable à vivre, divorcé,
accro aux jeux vidéo, seul, vivotant du maigre revenu que lui
rapportait l’exploitation de son passé de super-cancéreux, futur
détenteur d’un master ne risquant pas d’améliorer ses perspectives
de carrière, et qui attendait, comme nous tous, que
l’épée de Damoclès lui procure le soulagement auquel il avait
échappé des années plus tôt quand le cancer lui avait pris ses
couilles, mais avait épargné ce que seule une âme charitable
aurait pu appeler « sa vie ».
ET TOI AUSSI, TU PEUX AVOIR CETTE CHANCE !
Après quoi, chacun se présentait : nom, âge, diagnostic et
humeur du jour. Je m’appelle Hazel, avais-je dit quand mon
tour était arrivé. J’ai seize ans. Cancer de la thyroïde à l’origine,
mais mes poumons sont truffés de métastases depuis
longtemps. Sinon ça va.
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Une fois que tout le monde avait décliné son pedigree, Patrick
demandait toujours si quelqu’un voulait partager son expérience
avec les autres. S’ensuivait une séance de masturbation
collective censée nous remonter le moral : tout le monde
racontait ses batailles, ses victoires, ses psys et ses scanners.
On pouvait aussi parler de la mort, ce qui est à mettre au
crédit de Patrick. Mais la plupart des participants n’allaient
pas mourir. Ils deviendraient des adultes, comme Patrick.
(Ce qui signifiait que la compétition était rude, chacun
voulant non seulement vaincre le cancer, mais ses petits camarades
aussi. J’ai bien conscience que c’est irrationnel, mais
quand on vous annonce que vous avez, disons, vingt pour
cent de chances de vivre encore cinq ans, vous vous livrez à
un rapide calcul et vous arrivez à la conclusion que ça fait une
personne sur cinq… alors vous regardez autour de vous et
vous vous dites, comme toute personne saine
...