Les lettres du bel immeuble.

Valérie Fournier écrit au docteur Paul Legrand.

« Monsieur le Docteur,

Je suis votre voisine du rez de chaussée gauche. Et seul la timidité me retient de traverser le palier pour aller vous trouver à votre cabinet du rez de chaussée droite.

De plus, je suis superstitieuse, et quand on entre chez un médecin, on ne sait jamais dans quel état on en sort.

Avouez que cette proximité est une drôle de coïncidence. En tout cas elle m'incite a vous parler entre amis, toujours prêts à se rendre de petits services.

Celui que je vous demande vous sera aussi profitable qu'a moi. Il s'agit de mon déménagement.

Vos mots de protestation m'ont fait soupçonner que les farces de mes deux enfants vous exaspèrent.

Divorce, famille monoparentale : c'est moi le parent.

Ils sont un peu perturbés, ce qui n'excuse pas leurs coups de sonnette incessants chez-vous, ni le fil de pêche tendu dans l'entrée pour faire chuter vos patients, ni les crottes de Juvénale, notre labrador déposées devant votre porte. Ni d'ailleurs la férocité de ce chien envers vos visiteurs qu'il prend pour des intrus.

Lui aussi est perturbé par le divorce.

Heureusement je ne le suis pas, et je regarde l'avenir avec bon sens et raison, comme vous allez le constater.

C'est pour l'équilibre de mes enfants que j'ai décidé de quitter ce charmant petit rez de chaussée.

Malgré ma surveillance assidue, ils s'amusent à asperger les patients de soda tiède. On secoue la bouteille bouchée avec le pouce, et hop Pschiiiiiit ! On envoie.

Mais vous en avez fait l'expérience je crois.

En revanche, le grand appartement du 4eme, pourvu d'une terrasse ensoleillée sera le havre où nous pourrons nous reconstruire et retrouver le calme. Tout comme vous.

La résilience n'est-elle pas semblable grosso modo à une guérison ?

Je mets la notre entre vos mains expertes.

Il s'agit de convaincre Monsieur et Madame Meaulnes d'échanger leur étage immense contre mon rez de chaussée, sans frais peur eux, ni pour moi.

Il est plus adapté à de vieilles personnes. Car ils sont âgés, et ça ne va pas s'arranger, bien qu'ils ait prétendu se porter comme deux charmes lorsque je suis monté pour leur proposer mon aide en cas de col du fémur, pensant être bien accueillie.

Je ne pouvais pas deviner que Monsieur Meaulnes avait glissé sur les déjections de Juvénale !

Mais ces gens l'ont mal pris. Ils m'ont jeté dehors ! Sans me laisser le temps de leur présenter cette aubaine sur un plateau.

Je ne veux pas vous mêler à ce malentendu de voisinage. J'ai besoin de votre intervention à titre strictement médical. Il vous sera facile de les convaincre des maux qui les guettent. A vous de choisir dans la panoplie des maladies de l'age, et de la nécessité de s'installer au rez de chaussée.

Par chance ils n'ont pas d'enfants, personne pour s'occuper d'eux-deux, bientôt immobilisés là-haut, incapables de descendre et de remonter, pour se ravitailler.

Certes il y a un ascenseur, mais il pourrait tomber en panne, quand à leur terrasse, ils risquent de chuter par la rambarde, sans parler des méfaits du soleil.

Et puis au rez de chaussée, un fois cloués dans leur fauteuil, une fatalité dont vous n'aurez aucun mal à les persuader, ils pourront regarder par la fenêtre, comme des vieillards digne de ce nom.

C'est vivant la rue, animé ! Surtout la notre ! Et ils ne seront pas coupés du monde comme sur leur Olympe, privés du spectacle de la rumeur des voitures.

Comprenez-moi, je ne vous demande pas de leur faire peur, de les inquiéter, mais bien le contraire de déployer l'existence joyeuse qu'ils couleront dans mon adorable rez de chaussée.

Ce sera tellement plus commode pour eux. A propos de commode, je me chargerais bien sur du transport de leur mobilier, du moins le peu que contiendra le rez de chaussée.

Si ça peut leur rendre service, je garderai le reste au 4eme, même la bibliothèque.

Ce déménagement est gagnant-gagnant pour vous et les Meaulnes, quand a moi j'y gagnerai avant tout la satisfaction d'avoir organisé leur avenir heureux.

A très bientôt Monsieur le Docteur et cher ami, avec les remerciements anticipés de toute la famille.

Valérie Fournier. »

Voilà. Avant toute chose, n'oublions pas qu'un médecin, c'est une entreprise commerciale. C'est donc qu'il y a des gens qui rentrent et qui sortent et qui achètent quelque chose.

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