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La Poésie Et Le Progrès : « Deux Ambitieux Qui Se Haïssent » ? Baudelaire Et Nadar

Mémoire : La Poésie Et Le Progrès : « Deux Ambitieux Qui Se Haïssent » ? Baudelaire Et Nadar. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  8 Mai 2013  •  5 313 Mots (22 Pages)  •  1 001 Vues

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par Catherine Pinguet

Selon Nadar, qui en 1839 n’était pas encore photographe mais chroniqueur, lorsque se répandit le bruit que l’on était parvenu à fixer des images sur plaques argentées, ce fut la stupéfaction générale : « Il s’en trouva qui regimbait jusqu’à refuser de croire », la suspicion prévalue, ainsi que « l’ironie haineuse ». En réalité, lors de l’annonce du premier procédé photographique commercialisé, le daguerréotype, rien de tel n’eut lieu. La presse salua l’invention de Daguerre, qualifiée de « prodigieuse ». Celle-ci déconcertait les théories des sciences sur la lumière et sur l’optique. Elle allait entraîner, prévoyait-on encore, « une révolution dans les arts du dessin. » Le critique, Jules Janin, fut de cet avis, et insinua que « seul Dieu, et peut-être M. Daguerre », présenté comme « un enchanteur », pouvait savoir « combien de temps il faut au soleil pour agir avec toute sa puissance sur cette millionième partie d’une millionième de vapeur d’iode ». La faculté quasi magique de fixer la lumière et de garder l’empreinte du réel fascinait. Un daguerréotypiste de la première heure, Marc Antoine Gaudin, a témoigné de la fièvre qui s’était emparée des amateurs : « La plus pauvre épreuve causait une joie indicible, tant ce procédé était alors nouveau et paraissait à juste titre merveilleux. Chacun voulait copier la vue qui s’offrait à sa fenêtre et bienheureux celui qui obtenait la silhouette des toits sur le ciel. » Il convient de préciser qu’en plus d’un maniement complexe, le daguerréotype avait un autre désavantage qui limitait le nombre d’amateurs potentiels : son coût. Il était estimé à 400 francs – l’équivalent de huit mois de salaire d’un ouvrier. À l’avenant, le prix d’une image sur plaque d’argent dont l’autre principal inconvénient était la non-reproductibilité. Parmi les rares réactions hostiles, la plus connue, parce que citée par Walter Benjamin dans sa Petite histoire de la photographie, parut en 1839 dans le journal Leipziger Anzeiger :

« Vouloir fixer les images fugitives du miroir n’est pas seulement une chose impossible, comme cela ressort de recherches allemandes approfondies, mais le seul désir d’y aspirer est déjà faire insulte à Dieu. L’homme a été créé à l’image de Dieu et aucune machine humaine ne peut fixer l’image de Dieu. Tout au plus l’artiste enthousiaste peut-il, exalté par l’inspiration céleste, à l’instant de suprême consécration, sur ordre supérieur de son génie et sans l’aide d’aucune machine, se risquer à reproduire les divins traits de l’homme. »

Là s’arrête le passage cité par Benjamin – extrait qualifié de « schéma bouffon » et dénoncé comme « une feuille chauvine qui pensait devoir combattre de bonne heure cette invention diabolique venue de France ». La suite est pourtant digne d’intérêt, ne serait-ce qu’en raison d’arguments que l’on retrouvera sous la plume de Baudelaire, quand celui-ci présentera Daguerre comme « le messie d’un Dieu vengeur » :

« Mais fabriquer une machine qui veut remplacer le génie, qui voudrait faire naître l’homme de ses seuls calculs, cela équivaut à la présomption de vouloir mettre un terme à toute Création. Car l’homme qui entreprend chose pareille, il faut qu’il se croie plus malin que le Créateur de l’univers. […] Il faut clairement comprendre combien l’humanité serait vaine et peu chrétienne, qu’elle perdrait son salut, dès lors que chacun pourrait se faire son image dans un miroir à la douzaine. »

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Les attaques contre la photographie apparurent non pas en 1939, époque où il était impossible de réaliser un portrait « à la douzaine » et où le nombre d’ateliers de daguerréotypistes était restreint, mais une vingtaine d’années plus tard. Parmi les diatribes les plus virulentes, la plus célèbre fut celle de Baudelaire rédigée à l’occasion du Salon annuel de peinture et de sculpture, en 1859, quand la Société Française de Photographie fut pour la première fois autorisée à exposer. Trois ans plus tôt, paraissait dans le Journal amusant, que dirigeait Nadar, un article intitulé « À bas la photographie ! » Son auteur, Marcelin, ami et collaborateur de longue date de Nadar, voyait dans la multiplication des ateliers de portraits « un fléau social » et « une calamité publique » qui dessèche « l’esprit et le cœur ». Il précisa toutefois, « Saint Nadar Lazare hormis ! », tandis q’un journaliste du Figaro s’exclamait : « Le soleil seul est Dieu et Tournadar est son prophète ! » (surnom de Félix Tournachon avant qu’il adopte le pseudonyme Nadar). Lamartine lança également un anathème contre la photographie « inspirée par le charlatanisme qui la déshonore en multipliant les copies ». Convaincu qu’il s’agissait d’un procédé « servile » qui ne pouvait prétendre au statut de l’art, il allait toutefois revenir sur ses propos en découvrant des portraits d’Adam-Salomon. Barbey d’Aurevilly, saisissant l’occasion de vilipender la démocratie, s’insurgea à son tour contre « l’étalage indécent de binettes » : « Quel vent de fatuité, se demanda-t-il, a donc soufflé sur ces têtes de démence ? Que dire d’une race décadente et ramollie qui s’en vient individuellement multiplier ses portraits ? »

Toutes ces critiques, qui obéissaient à différentes motivations, avaient un point commun : elles furent prononcées à un moment où la photographie s’orientait vers une production industrielle, notamment avec la carte de visite, inventée par André Adolphe Disdéri en 1853. Ce dernier, dont les intérêts étaient non pas artistiques, mais commerciaux, avait un objectif : vendre beaucoup et à bon marché. À la tête d’ateliers qui produisaient des milliers d’épreuves par jour, Disdéri fit fortune et fut nommé photographe officiel de Napoléon III. Dans « Les primitifs de la photographie », Nadar décrit celui qui compta parmi ses plus proches concurrents comme un personnage « très peu attractif », imbu de lui-même, sans scrupule ni véritable passion pour son métier. Il concède seulement à Disdéri son « intelligence pratique » et son « flair industriel ». Les cartes de visite étaient réalisées à l’aide d’un appareil équipé de plusieurs objectifs qui permettait d’obtenir en une seule pose quatre ou six portraits identiques. Quand on ajoutait un châssis mobile, on pouvait effectuer en plusieurs prises jusqu’à huit portraits différents sur une seule plaque. La technique était relativement simple, encore fallait-il y penser. Dans tous les cas, elle permit une popularisation du portrait,

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