Sujet question de corpus

Document 1 :

Le romancier Marcel Proust décrit le fonctionnement d’un cercle bourgeois se réunissant régulièrement, pour des soirées mondaines, chez les époux Verdurin.

Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du « petit clan » des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement^[1] à un Credo^[2] dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : « Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! », « enfonçait »^[3] à la fois Planté et Rubinstein^[4] et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute « nouvelle recrue^[5] » à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui n'allaient pas chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes étant à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine et l'envie de se renseigner par soi-même sur l'agrément des autres salons, et les Verdurin sentant d'autre part que cet esprit d'examen et ce démon de frivolité pouvaient par contagion devenir fatal au petit groupe, ils avaient été amenés à rejeter successivement tous les « fidèles » du sexe féminin.

MARCEL PROUST, Du côté de chez Swann, 1913

Document 2 :

Dans La Distinction, Pierre Bourdieu analyse la façon dont les groupes dominants réussissent à imposer leurs appréciations esthétiques comme étant la norme du « bon goût ». Ils parviennent ainsi à se distinguer de ceux qui prétendraient partager les mêmes goûts qu’eux pour leur ressembler.

Le jugement qui conduit à abandonner les objets, les lieux, les pratiques démodés, ou plus simplement dévalués, pour se porter vers des objets toujours nouveaux, par cette sorte de fuite en avant, en avance, en avant-garde qui définit le snobisme et qui s’applique à tous les terrains, le sport comme la cuisine, les lieux de vacances comme les restaurants, se guide sur mille indices et indications différents depuis les mises en garde expresses (« Saint-Tropez – ou le buffet de la gare de Lyon ou n’importe quel autre lieu – est devenu impossible ») jusqu’aux rappels à peine conscients qui inclinent sans en avoir l’air à l’horreur ou au dégoût des objets ou des pratiques devenus communs parce qu’ils sont adoptés par le grand nombre […].

La volonté d’être distingué, raffiné, n’a donc pas besoin d’apparaître et de s’affirmer comme telle, et toutes les intolérances - au bruit, aux contacts, etc. qu’apprend une éducation bourgeoise suffisent plus souvent à déterminer les changements de terrain ou d’objet qui, dans le travail comme dans le loisir, orientent vers les objets, les lieux, les pratiques les plus rares à un moment donné dans le temps. Ceux que l’on tient pour distingués ont le privilège de n’avoir pas à s’inquiéter de leur distinction : ils peuvent se fier pour cela aux mécanismes sociaux qui leur assurent d’être parmi les meilleurs et à leur « sens de la distinction » qui les éloigne de tout ce qui est « commun ».

 Là où la petite bourgeoisie ou la bourgeoisie de fraîche date « en fait trop », trahissant ainsi son insécurité, la distinction bourgeoise se marque par une sorte d’ostentation^[6] de la discrétion, de la sobriété et de l’understatement^[7], un refus de tout ce qui est « tape-à-l’œil », « m’as-tu-vu » et « prétentieux », et qui se dévalorise par l’intention même de distinction, une des formes les plus abhorrées^[8] du « vulgaire », en tout opposé à l’élégance et à la distinction que l’on dit naturelles, élégance sans recherche de l’élégance, distinction sans intention de distinction^[9].

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