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Madame Du Chatelet

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Par   •  19 Juin 2013  •  7 185 Mots (29 Pages)  •  946 Vues

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Discours

sur le Bonheur

Dans la première édition de 1779, une note adjointe au titre, précisait:

Gabrielle-Émilie de Breteuil, marquise du Chatelet, née en 1706,

et morte en 1749: de toutes les femmes qui ont illustré la France, c'est celle

qui a eu le plus de véritable esprit et qui a le moins affecté le bel esprit.

On croit communément qu'il est difficile d'être heureux, & on n'a que trop de raison de le croire; mais il serait plus aisé de le devenir, si chez les hommes les réflexions & le plan de conduite en précédoient les actions. On est entraîné par les circonstances, et on se livre aux espérances qui ne rendent jamais qu'à moitié ce qu'on en attend: enfin, on n'apperçoit bien clairement les moyens d'être heureux que lorsque l'âge et les entraves qu'on s'est données y mettent des obstacles.

Prévenons ces réflexions qu'on fait trop tard: ceux qui liront celles-ci y trouveront ce que l'Age & les circonstances de leur vie leur fourniraient trop lentement. Empêchons-les de perdre une partie du temps précieux à court que nous avons à sentir et à penser, & de [passer] à calfater leur vaisseau le temps qu'ils [doivent employer à se procurer les plaisirs qu'ils] peuvent goûter dans leur navigation.

Il faut, pour être heureux, s'être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter, avoir des goûts & des passions, être susceptible d'illusions, car nous devons la plupart de nos plaisirs à l'illusion, & malheureux est celui qui la perd. Loin donc de chercher à la faire disparaître par le flambeau de la raison, tâchons d'épaissir le vernis qu'elle met sur la plupart des objets; il leur est encore plus nécessaire que ne le sont à nos corps les soins & la parure.

Il faut commencer par se bien dire à soi-même & par se bien convaincre que nous n'avons rien à faire dans ce monde qu'à nous y procurer des sensations & des sentiments agréables. Les moralistes qui disent aux hommes: réprimez vos passions, & maîtrisez vos désirs, si vous voulez être heureux, ne connoissent pas le chemin du bonheur. On n'est heureux que par des goûts & des passions satisfaites; [je dis des goûts], parce qu'on n'est pas toujours assez heureux pour avoir des passions, & qu'au défaut des passions, il faut bien se contenter des goûts. Ce seroit donc des passions qu'il faudroit demander à! Dieu, si on osoit lui demander quelque chose; & Le Nôtre avoit grande raison de demander au pape des tentations au lieu d'indulgences.

Mais, me dira-t-on, les passions ne font-elles pas plus de malheureux que d'heureux? Je n'ai! pas la balance nécessaire pour peser en général le bien & le mal qu'elles ont faits aux hommes; mais il faut remarquer que les malheureux sont connus parce qu'ils ont besoin des autres, qu'ils aiment à raconter leurs malheurs, qu'ils y cherchent des remèdes & du soulagement. Les gens heureux ne cherchent rien, & ne vont point avertir les autres de leur bonheur; les malheureux sont intéressants, les gens heureux sont inconnus.

Voilà pourquoi lorsque deux amants sont raccommodes, lorsque leur jalousie est finie, lorsque les obstacles qui les séparoient sont surmontés, ils ne sont plus propres au théâtre; la pièce est finie pour les spectateurs, & la scène de Renaud à d'Armide n'intéresseroit pas autant qu'elle fait, si le spectateur ne s'attendoit pas que l'amour de Renaud est l'effet d'un enchantement qui doit se dissiper, & que la passion qu'Armide fait voir dans cette scène rendra son malheur plus intéressant. Ce sont les mêmes ressorts qui agissent sur notre ame pour l'émouvoir aux représentations théâtrales & dans les événements de la vie. On connoît donc bien plus l'amour par les malheurs qu'il cause, que par le bonheur souvent obscur qu'il répand sur la vie des hommes. Mais supposons pour un moment, que les passions fassent plus de malheureux que d'heureux, je dis qu'elles seraient encore à désirer, parce que c'est la condition sans laquelle on ne peut avoir de grands plaisirs; or, ce n'est la peine de vivre que pour avoir des sensations & des sentiments agréables; & plus les sentiments agréables sont vifs, plus on est heureux. Il est donc à désirer d'être susceptible de passions, à je le répète encore: n'en a pas qui veut.

C'est à nous à les faire servir à notre bonheur, & cela dépend souvent de nous. Quiconque a su si bien économiser son état & les circonstances où la fortune l'a placé, qu'il soit parvenu à mettre son esprit & son cœur dans une assiette tranquille, qu'il soit susceptible de tous les sentiments, de toutes les sensations agréables que cet état peut comporter, est assurément un excellent philosophe, & doit bien remercier la nature.

Je dis son état & les circonstances où la fortune l'a placé, parce que je crois qu'une des choses qui contribuent le plus au bonheur, c'est de se A contenter de son état, & de songer plutôt à le rendre heureux qu'à en changer.

Mon but n'est pas d'écrire pour toutes sortes de conditions & pour toutes sortes de personnes; tous les états ne sont pas susceptibles de la même espèce de bonheur. Je n'écris que pour ce qu'on appelle les gens du monde, c'est-à-dire, pour ceux qui sont nés avec une fortune toute faite, plus ou moins brillante, plus ou moins opulente, mais enfin tels qu'ils peuvent rester dans leur état sans en rougir, et ce ne sont peut-être pas les plus aisés à rendre heureux.

Mais pour avoir des passions, pour pouvoir les satisfaire, il faut sans doute se bien porter; c'est là le premier bien: or, ce bien n'est pas si indépendant de nous qu'on le pense. Comme nous sommes tous nés sains (je dis en général) & faits pour durer un certain temps, il est sûr que si nous ne détruisions pas notre tempérament par la gourmandise, par les veilles, par les excès enfin, nous vivrions tous à peu près ce qu'on appelle âge d'homme. J'en excepte les morts violentes qu'on ne peut prévoir, & dont, par conséquent, il est inutile de s'occuper.

Mais, me répondra-t-on, si votre passion est la gourmandise, vous serez donc bien malheureux:

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