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Extrait d'un passage du roman Manon Lescaut de l'abbé Prévost

Note de Recherches : Extrait d'un passage du roman Manon Lescaut de l'abbé Prévost. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  27 Mai 2015  •  10 687 Mots (43 Pages)  •  2 115 Vues

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Première partie

Je suis obligé de faire remonter mon lecteur au temps de ma vie où je rencontrai pour la première fois le chevalier des Grieux : ce fut environ six mois avant mon départ pour l’Espagne. Quoique je sortisse rarement de ma solitude, la complaisance que j’avais pour ma fille m’engageait quelquefois à divers petits voyages, que j’abrégeais autant qu’il m’était possible.

Je revenais un jour de Rouen où elle m’avait prié d’aller solliciter une affaire au parlement de Normandie, pour la succession de quelques terres auxquelles je lui avais laissé des prétentions du côté de mon grand-père maternel. Ayant repris mon chemin par Évreux où je couchai la première nuit, j’arrivai le lendemain pour dîner à Passy qui en est éloigné de cinq ou six lieues. Je fus surpris en entrant dans ce bourg, d’y voir tous les habitants en alarme ; ils se précipitaient de leurs maisons pour courir en foule à la porte d’une mauvaise hôtellerie devant laquelle étaient deux chariots couverts. Les chevaux, qui étaient encore attelés et qui paraissaient excédés de fatigue et de chaleur marquaient que ces deux voitures ne faisaient qu’arriver.

Je m’arrêtai un moment pour m’informer d’où venait le tumulte ; mais je tirai peu d’éclaircissement d’une populace curieuse qui ne faisait nulle attention à mes demandes, et qui s’avançait toujours vers l’hôtellerie en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin, un archer revêtu d’une bandoulière et le mousquet sur l’épaule ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main de venir à moi. Je le priai de m’apprendre le sujet de ce désordre. Ce n’est rien, Monsieur, me dit-il : c’est une douzaine de filles de joie que je conduis avec mes compagnons jusqu’au Havre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l’Amérique. Il y en a quelques-unes de jolies, et c’est apparemment ce qui excite la curiosité de ces bons paysans.

J’aurais passé après cette explication si je n’eusse été arrêté par les exclamations d’une vieille femme qui sortait de l’hôtellerie en joignant les mains et criant que c’était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. De quoi s’agit-il donc ? lui dis-je. Ah ! Monsieur, entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle n’est pas capable de fendre le cœur ! La curiosité me fit descendre de mon cheval, que je laissai à mon palefrenier. J’entrai avec peine en perçant la foule, et je vis en effet quelque chose d’assez touchant.

Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six à six par le milieu du corps, il y en avait une dont l’air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu’en tout autre état je l’eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse, la saleté de son linge et de ses habits l’enlaidissaient si peu, que sa vue m’inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L’effort qu’elle faisait pour se cacher était si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentiment de modestie.

Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier, et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle fille. Il ne put m’en donner que de fort générales. Nous l’avons tirée de l’hôpital, me dit-il, par ordre de M. le lieutenant-général de police. Il n’y a pas d’apparence qu’elle y eût été renfermée pour de bonnes actions. Je l’ai interrogée plusieurs fois sur la route ; elle s’obstine à ne me rien répondre. Mais, quoique je n’aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d’avoir quelques égards pour elle, parce qu’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un jeune homme, ajouta l’archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce : il l’a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son frère ou son amant.

Je me tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Je n’ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il était mis fort simplement ; mais on distingue au premier coup d’œil un homme qui a de la naissance et de l’éducation. Je m’approchai de lui ; il se leva, et je découvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble, que je me sentis porté naturellement à lui vouloir du bien. Que je ne vous trouble point, lui dis-je en m’asseyant près de lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiosité que j’ai de connaître cette belle personne, qui ne me paraît point faite pour le triste état où je la vois ?

Il me répondit honnêtement qu’il ne pouvait m’apprendre qui elle était sans se faire connaître lui-même, et qu’il avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. Je puis vous dire néanmoins, ce que ces misérables n’ignorent point, continua-t-il en montrant les archers : c’est que je l’aime avec une passion si violente qu’elle me rend le plus infortuné de tous les hommes. J’ai tout employé à Paris pour obtenir sa liberté. Les sollicitations, l’adresse et la force m’ont été inutiles : j’ai pris le parti de la suivre, dût-elle aller au bout du monde. Je m’embarquerai avec elle ; je passerai en Amérique.

Mais, ce qui est de la dernière inhumanité, ces lâches coquins ajouta-til en parlant des archers, ne veulent pas me permettre d’approcher d’elle. Mon dessein était de les attaquer ouvertement à quelques lieues de Paris. Je m’étais associé quatre hommes qui m’avaient promis leur secours pour une somme considérable. Les traîtres m’ont laissé seul aux mains et sont partis avec mon argent. L’impossibilité de réussir par la force m’a fait mettre les armes bas. J’ai proposé aux archers de me permettre du moins de les suivre, en leur offrant de les récompenser. Le désir du gain les y a fait consentir. Ils ont voulu être payés chaque fois qu’ils m’ont accordé la liberté de parler à ma maîtresse. Ma bourse s’est épuisée en peu de temps : et maintenant que je suis sans un sou, ils ont la barbarie de me repousser brutalement lorsque je fais un pas vers elle. Il n’y a qu’un instant qu’ayant osé m’en approcher malgré leurs menaces, ils ont eu l’insolence de lever contre moi le bout du fusil. Je suis obligé, pour satisfaire leur avarice et pour me mettre en état de continuer la route à pied, de vendre ici

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