Qu'est-ce que la vertu selon Machiavel dans le Prince ?

                    Qu'est-ce que la vertu selon Machiavel dans le Prince ?  

                           Ed. Puf, Quadrige, 2014, trad. J.L Fournel et J.C Zancarini                      

      Il va sans dire que la question formulée comme telle, pose problème. En effet, demander "qu'est-ce que la vertu ? " mène d'emblée sur une fausse piste si on comprend par là, la poursuite d'une définition fixe.  La vertu, précisément, n'en comprend aucune. Du moins, aucune qui soit énoncée clairement ou unifiée dans un concept dans l'oeuvre de Machiavel. Au contraire, la vertu a des occurences. Elle s'habille de différentes manières tout au long des chapitres du Prince (le terme virtù inclut tantôt l'orgueil, la bravoure, l'humanisme civique, la prudence, etc.) Il s'agit donc de se demander la chose suivante : comment comprendre un concept ou une idée générale de vertu tout en tenant la pluralité de ses déclinaisons dans le monde politique ? En d'autres termes, il y a une tension entre la quête d'une définition de la vertu, et le fait que la vertu chez Machiavel concrètement se divise dans le divers des traits de caractères ou des attitudes que peut endosser un prince pour gouverner.

Pour répondre à cette question, nous aborderons plusieurs points : d'abord il s'agira de donner une définition négative de la virtù (la vertu n'est ni la morale chrétienne, ni la morale commune, non plus la vertu au sens d'une éthique ou d'une phronesis telle qu'on la trouve chez Aristote, bien que demeure un air de famille).  Ensuite, nous chercherons à découvrir une idée générale de la vertu à la lumière du concept de la raison d'Etat ("ragione di Stato"). Enfin, nous tâcherons de mettre en évidence un concept de vertu dans l'horizon temporel depuis lequel elle tire son sens ; la vertu doit être comprise à partir de la définition du monde comme royaume de la contingence ou de la fortune ("fortuna"), soumise à la "qualità dei tempi" ou encore à l'idée d'occasion.

       Si, en italien,  le terme virtù est historiquement lié au concept grec d'arété  ou au virtus latin, il s'en éloigne tout à fait. La vertu du prince ne relève pas d'une conformité à la morale commune ou chrétienne ; au contraire, la vertu peut tout aussi bien être une qualité chrétienne ou commune (par exemple, il peut prendre la forme d'une des quatres vertus cardinales : prudence, courage, tempérance et justice) mais tout aussi bien y prendre une forme opposée (cruauté, méchanceté, tromperies, etc). Les paroles de Machiavel sont on ne peut plus claires, la vertu n'est pas la morale commune, puisque " un prince doit savoir prendre la voie du mal" (XVIII, 15) ni la morale théologique car "un seigneur prudent ne peut, ni ne doit observer sa foi s'il lui est nuisible de l'observer" (XVIII, 9). La vertu, de la même manière, n'est pas l'éthique aristotélicienne puisque elle n'a aucune prétention à atteindre un bien suprême ou de fixer dans une définition une attitude portée vers le bien. Néanmoins, la virtù  se rapproche de la vertu aristotélicienne en ceci qu'elle est une certaine attitude ou disposition (hexis) à l'égard des choses du monde ("cose del mondo") : en effet, chez Aristote, la vertu est défini généralement comme "une inclination à décider, située dans un juste milieu relatif à nous, fixé par la raison et comme le fixerait l'homme prudent". (Ethique à N. II, 6, 1106b36-1107a8.) La vertu au sens de phronesis est donc une vertu intellectuelle que l'on peut traduire par prudence. Mais si la vertu aristotélicienne se veut conforme au bien ou à l'attitude correcte, à ce qui doit être, la vertu chez Machiavel correspond aux nécessités du pouvoir pour sauvegarder l'Etat ("mantenere lo stato") et donc à ce qu'il faut, quitte à violer les règles éthiques et morales.

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