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Les Salons de Diderot, ou la rhétorique détournée

Dissertation : Les Salons de Diderot, ou la rhétorique détournée. Recherche parmi 297 000+ dissertations

Par   •  10 Octobre 2012  •  7 454 Mots (30 Pages)  •  1 446 Vues

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Les Salons de Diderot, ou la rhétorique détournée ~

La description de tableau donne bien souvent l’impression de ne renvoyer qu’à un référent : la toile réelle que le texte décrit. La critique diderotienne a accompli un effort important, ces dernières années, pour élucider les Salons dans cette perspective. Else-Marie Bukdahl notamment s’est attachée à identifier les tableaux auxquels Diderot se réfère et à les localiser dans les musées et collections actuels[1]. Ce travail a été accompagné de recherches en apparence très différentes, mais en réalité fondées sur le même couple image textuelle / image picturale : lorsque le chercheur s’attache aux idées esthétiques de Diderot[2], à l’influence des écoles et des courants artistiques du XVIIIème siècle sur l’écriture des Salons, il considère implicitement au moins la peinture (même s’il s’agit, de façon plus générale et subtile, de l’univers des peintres[3] et non plus de telle peinture particulière) comme le référent unique du texte. Quant aux analyses sémiotiques, qui s’interrogent sur la capacité de l’écriture à rendre compte de la peinture, à traduire un espace iconique en système de signes linguistiques, tout en répercutant la révolution structuraliste dans le champ des recherches diderotiennes, elles ne remettent pas fondamentalement en question le présupposé initial : c’est par rapport à l’image que le texte se construit[4]. Tout l’effort poétique de Diderot serait donc orienté et informé par la traduction textuelle d’un espace pictural, perçu non plus comme collection de tableaux concrets, ni même d’écoles et d’idées esthétiques, mais comme modèle de cohérence sémiotique hétérogène au modèle scriptural.

Une affaire de rituel, plutôt que de traduction

Il ne s’agit bien entendu pas ici de nier l’existence dans les Salons et pour Diderot de ce rapport constitutif. Nous formulons cependant l’hypothèse que ce rapport n’est pas premier. Les comptes rendus de l’exposition organisée par l’Académie royale de peinture tous les deux ans au Salon carré du Louvre constituaient des articles de journaux, destinés à être lus en l’absence de tout dessin ou gravure, et, a fortiori, indépendamment des tableaux réels, auxquels ils se substituaient. Du point de vue de la réception du texte, donc, la description de tableau ne renvoie immédiatement ni à une toile qui demeure inconnue du lecteur (les abonnés à la Correspondance littéraire, pour laquelle les Salons étaient écrits, résidaient à l’étranger), ni à quelque illustration que ce soit. L’absence d’images n’est pas vécue comme un drame ; tout au contraire, elle est source de jeu, convertissant le manque matériel en gain de plaisir.

Ce n’est donc pas en le confrontant à une image que le lecteur lit, apprécie et juge le texte qui lui est livré ; c’est par rapport à une pratique de l’ἔκφρασις, un rituel de la description de peinture, qu’il est censé se déterminer. Il existe donc un second référent à la description de peinture, référent que l’on qualifiera de rhétorique à condition d’envisager ici la rhétorique non comme une grammaire abstraite (voire universelle) du langage, un système formel de contraintes et de dispositifs, mais comme un exercice socialement et historiquement intégré de la parole, une activité possédant une cohérence anthropologique limitée dans l’espace et dans le temps et se légitimant elle-même par la visée idéologique précise qu’elle poursuit.

Autrement dit, la description de tableau ne se lit pas forcément pour être confrontée au tableau qu’elle décrit, mais bien plutôt, dans un premier temps du moins, pour être intégrée, subsumée à un modèle général de l’ἔκφρασις, modèle rhétorique dont les implications anthropologiques et idéologiques sont lourdes. Le premier écart, le premier détournement que rencontre le lecteur n’est donc pas celui de l’image au texte, comme on pourrait s’y attendre, mais du modèle rhétorique à sa traduction diderotienne. Ce détournement n’est pas sémiotique, mais poétique, le problème n’étant pas de passer d’un système et d’un support sémiotiques à un autre (Diderot a toujours de la ressource en cette matière comme en tant d’autres), mais de transposer un modèle rhétorique antique de l’ἔκφρασις dans une réalité moderne, où cette pratique est anachronique[5].

On analysera dans un premier temps le modèle rhétorique reconstruit par Diderot comme un véritable fantasme de pérennisation des valeurs de la cité. On montrera dans un second temps à quelle révolution dans la relation du spectateur à l’image ce détournement conduit, jusqu’à remettre en question le mécanisme même de la mimésis. Enfin, on envisagera la transformation poétique qui en résulte dans la production textuelle, et le nouveau partage qu’elle institue entre texte et image dans ce qui constitue, de façon inaugurale dans l’histoire littéraire, le genre du Salon.

I. Reconstruire le modèle rhétorique

Dans les Préambules de ses Salons, Diderot insiste sur la fonction collective et pédagogique de l’exposition[6]. Entre les peintures et le public s’établit un va-et-vient, et même un véritable jeu de miroir : la peinture représente les valeurs de la cité que le public rassemblé incarne et représente à son tour. C’est cette équivalence qui fonde le rituel de l’ἔκφρασις. L’image n’est ici que le prétexte à redire les valeurs ; elle ne vaut d’ailleurs que par le discours qu’elle suscitera. Comme la performance de l’aède chantant son épopée[7], comme le cérémonial politique auquel l’éloge des morts donnait lieu[8], l’ἔκφρασις rassemble une collectivité qui se reconnaît dans des références culturelles et idéologiques communes, et se ressoude à les entendre rappeler.

Reconstruire le référent culturel : le Saint Victor de Deshays

Jean-Baptiste Deshays, Saint Victor, jeune capitaine romain, est amené les mains liées devant le tribunal du préteur, en présence des prêtres des faux dieux, et le sacrifice préparé : le Saint renverse l’idole ; il est saisi par les soldats et condamné au martyre, Paris, Musée du Louvre (attribution incertaine)

Tout se

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