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Quatre Heures à Chatila

Note de Recherches : Quatre Heures à Chatila. Recherche parmi 298 000+ dissertations

Par   •  17 Septembre 2013  •  8 617 Mots (35 Pages)  •  1 178 Vues

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21 septembre 2012

Quatre heures à Chatila

Jean GENET

Note de la rédaction - Du 16 au 18 septembre 1982, l’horreur s’est abattue dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila à Beyrouth. Durant plus de 40 heures, près de 3000 Palestiniens ont été décimés par des miliciens phalangistes libanais armés et protégés par les forces d’occupation israéliennes. Un massacre planifié et orchestré par l’armée israélienne.

En septembre 1982, Jean Genet accompagne à Beyrouth Layla Shahid, devenue présidente de l’Union des étudiants Palestiniens. Le 16 septembre ont lieu les massacres de Sabra et Chatila par les milices libanaises, avec l’active complicité de l’armée israélienne qui vient d’envahir et d’occuper le Liban . Le 19 septembre, Genet est le premier Européen à pouvoir pénétrer dans le camp de Chatila. Dans les mois qui suivent, il écrit « Quatre heures à Chatila », publié en janvier 1983 dans La Revue d’études palestiniennes.

Ce texte magnifique, réquisitoire implacable contre les responsables de cet acte de barbarie, ne commence pas par évoquer l’horreur du charnier. Il commence par le souvenir des six mois passés dans les camps palestiniens avec les feddayin, dix ans avant le massacre de Sabra et Chatila.

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« A Chatila, à Sabra, des non-juifs ont massacré des non-juifs, en quoi cela nous concerne-t-il ? » - Menahem Begin (à la Knesset)

Personne, ni rien, aucune technique du récit, ne dira ce que furent les six mois passés par les feddayin dans les montagnes de Jerash et d’Ajloun en Jordanie, ni surtout leurs premières semaines. Donner un compte rendu des évènements, établir la chronologie, les réussites et les erreurs de l’OLP, d’autres l’ont fait. L’air du temps, la couleur du ciel, de la terre et des arbres, on pourra les dire, mais jamais faire sentir la légère ébriété, la démarche au dessus de la poussière, l’éclat des yeux, la transparence des rapports non seulement entre feddayin, mais entre eux et les chefs. Tous, tous, sous les arbres étaient frémissants, rieurs, émerveillés par une vie si nouvelle pour tous, et dans ces frémissements quelque chose d’étrangement fixe, aux aguets, protégé, réservé comme quelqu’un qui prie sans rien dire. Tout était à tous. Chacun en lui-même était seul. Et peut-être non. En somme souriants et hagards. La région jordanienne où ils s’étaient repliés, selon un choix politique, était un périmètre allant de la frontière syrienne à Salt, pour la longueur, délimitée par le Jourdain et par la route de Jerash à Irbid. Cette grande longueur était d’environ soixante kilomètres, sa profondeur vingt d’une région très montagneuse couverte de chênes verts, de petits villages jordaniens et d’une culture assez maigre. Sous les bois et sous les tentes camouflées les feddayin avaient disposé des unités des unités de combattants et des armes légères et semi-lourdes. Une fois sur place, l’artillerie, dirigée surtout contre d’éventuelles opérations jordaniennes, les jeunes soldats entretenaient les armes, les démontaient pour les nettoyer, les graisser, et les remontaient à toute vitesse. Quelques-uns réussissaient l’exploit de démonter et de remonter les armes les yeux bandés afin de pouvoir le réussir la nuit. Entre chaque soldat et son arme s’était établi un rapport amoureux et magique. Comme les feddayin avaient quitté depuis peu l’adolescence, le fusil en tant qu’arme était le signe de la virilité triomphante, et apportait la certitude d’être. L’agressivité disparaissait : le sourire montrait les dents.

Pour le reste du temps, les feddayin buvaient du thé, critiquaient leurs chefs et les gens riches, palestiniens et autres, insultaient Israël, mais parlaient surtout de la révolution, de celle qu’ils menaient et de celle qu’ils allaient entreprendre.

Pour moi, qu’il soit placé dans le titre, dans le corps d’un article, sur un tract, le mot « Palestiniens » évoque immédiatement des feddayin dans un lieu précis - la Jordanie - et à une époque que l’on peut dater facilement : octobre, novembre, décembre 70, janvier, février, mars, avril 1971. C’est à ce moment-là et c’est là que je connus la Révolution palestinienne. L’extraordinaire évidence de ce qui avait lieu, la force de ce bonheur d’être se nomme aussi la beauté.

Il se passa dix ans et je ne sus rien d’eux, sauf que les feddayin étaient au Liban. La presse européenne parlait du peuple palestinien avec désinvolture, dédain même. Et soudain, Beyrouth-Ouest.

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Une photographie a deux dimensions, l’écran du téléviseur aussi, ni l’un ni l’autre ne peuvent être parcourus. D’un mur à l’autre d’une rue, arqués ou arc-boutés, les pieds poussant un mur et la tête s’appuyant à l’autre, les cadavres, noirs et gonflés, que je devais enjamber étaient tous palestiniens et libanais. Pour moi comme pour ce qui restait de la population, la circulation à Chatila et à Sabra ressembla à un jeu de saute-mouton. Un enfant mort peut quelquefois bloquer les rues, elles sont si étroites, presque minces et les morts si nombreux. Leur odeur est sans doute familière aux vieillards : elle ne m’incommodait pas. Mais que de mouches. Si je soulevais le mouchoir ou le journal arabe posé sur une tête, je les dérangeais. Rendues furieuses par mon geste, elles venaient en essaim sur le dos de ma main et essayaient de s’y nourrir. Le premier cadavre que je vis était celui d’un homme de cinquante ou soixante ans. Il aurait eu une couronne de cheveux blancs si une blessure (un coup de hache, il m’a semblé) n’avait ouvert le crâne. Une partie de la cervelle noircie était à terre, à côté de la tête. Tout le corps était couché sur une mare de sang, noir et coagulé. La ceinture n’était pas bouclée, le pantalon tenait par un seul bouton. Les pieds et les jambes du mort étaient nus, noirs, violets et mauves : peut-être avait-il été surpris la nuit ou à l’aurore ? Il se sauvait ? Il était couché dans une petite ruelle à droite immédiatement de cette entrée du camp de Chatila qui est en face de l’Ambassade du Koweït. Le massacre de Chatila se fit-il dans les murmures ou dans un silence total, si les Israéliens, soldats et officiers, prétendent n’avoir rien entendu, ne s’être doutés de rien alors qu’ils occupaient ce bâtiment, depuis le mercredi après-midi ?

La photographie ne saisit pas les mouches ni l’odeur blanche et épaisse de la mort. Elle ne dit pas non plus les sauts

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